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LES CHAÎNES DE L'ESCLAVAGE (2)
Avilir les peuples.
Encourager les lettres, les beaux arts et les talents agréables.
Corrompre le peuple.
Du commerce
Du luxe.
Flatter l'avarice du peuple.
De la débauche.
Fausse idée de la liberté.
Se faire des créatures.
Eteindre l'amour de la gloire.
Encourager la servitude.
Ecarter des emplois les hommes de mérite et les hommes de bien.
Hypocrisie des princes.
Des sourdes menées.
Innover.
Multiplier les créatures du gouvernement.

LES CHAÎNES DE L'ESCLAVAGE (2)

Avilir les peuples.

Une fois qu'on a distrait et séduit les esprits, on s'efforce de les avilir.

L'activité, la frugalité, le désintéressement, la vigilance, l'amour de la gloire et de la patrie, voilà les vertus au moyens desquelles les peuples conservent leur liberté : aussi les princes qui aspirent au despotisme, travaillent à leur en faire perdre le goût.

Pour assujettir les Spartiates, Philopemon les contraignit d'abandonner la manière mâle dont ils élevaient leurs enfants ; il les livra à la mollesse, et bientôt il parvint à éteindre en eux cette grandeur d'âme, cette élévation de coeur qu'il redoutait si fort.

Après avoir réuni la principauté de Galles à ses états, Edouard I, convaincu que rien ne contribuait davantage à nourrir l'amour de la liberté de ses nouveaux sujets que le récit poétique de leurs exploits, qu'ils avaient coutume de chanter dans leurs fêtes martiales, fit une exacte perquisition de tous les poètes Gallois, et les condamna à mort.

De nos jours, les Anglais n'ont-ils pas, dans la même vue, obligé les Écossais de quitter leur habillement national, et de renoncer à leurs fêtes civiques ?

Mais il est rare que les princes emploient la violence pour avilir leurs sujets : c'est à l'adresse qu'ils ont communément recours. Ils font construire des théâtres, des cirques, des salles de récréation, des casinos, des redoutes : ils encouragent les talents propres à amuser le peuple et à fixer son inconstance : ils protègent ceux qui les cultivent, ils pensionnent des acteurs, des musiciens, des baladins, des histrions ; et bientôt le citoyen entrainé vers les plaisirs, ne pense plus à autre chose.

Cyrus, ayant appris que les Lydiens s'étaient révoltés, ne voulant pas saccager leurs villes, moins encore y mettre de fortes garnisons, s'avisa d'y établir des jeux publics, des tavernes, des lieux de débauche : dès lors il ne fut plus dans le cas de tirer l'epée contre ces peuples.

Ceux qui gouvernaient à Athènes, faisaient une dépense prodigieuse pour l'entretien des théâtres.

A Rome, les empereurs donnaient souvent des spectacles au peuple : bientôt le goût de ces plaisirs dégénéra en passion, corrompit les moeurs des citoyens, et leur fit perdre jusqu'à l'idée de la liberté.

Dans la vue d'amollir le courage des Anglais, les princes de la maison de Stuart encouragèrent le goût des plaisirs.

Jacques I leur fit construire de vastes théâtres ; et bientôt les mascarades, les farces et les bals devinrent leur principale affaire.

Durant le règne de Charles I, la fureur des spectacles était si grande, que cinq théâtres toujours ouverts, ne suffisaient pas pour le peuple de Londres.

Partout les princes ont soin d'inspirer à leurs sujets le goût des spectacles. On n'imagine pas combien cet artifice leur réussit ? Une fois que le peuple a pris le goût de ces amusements, ils lui tiennent lieu de tout, il ne peut plus s'en passer, et jamais il n'est si à craindre que lorsqu'il en est privé. La guerre civile de 1641 ne commença en Angleterre, que lorsque les théâtres furent fermes. Que dis-je ? on à vu des peuples opprimés demander au prince des spectacles, comme le seul remède à leurs maux.

Ainsi les jeux, les fêtes, les plaisirs, sont les appas de la servitude, et deviennent bientôt le prix de la liberté, les instruments de la tyrannie. Suite du même sujet.

Si, joint à ce goût pour la frivolité et la dissipation qu'inspire le théâtre, les pièces qu'on joue sont tissues de sentiments relâchés, de maximes rampantes, d'adroites flatteries pour les personnes constituées en dignité : si on y fait l'éloge des vices ou des folies des princes régnants, comme dans ces pastorales allégoriques qu'on représentait à la cour de Charles I et de Louis XIV : alors le théâtre devient une funeste école de servitude. Au lieu de nous montrer des hommes et des sages, les défenseurs de l'état, les bienfaiteurs de la patrie, on ne nous montre que des amants, des fous, des fats, des coquettes, des fripons, des dupes, des maîtres insolents et de bas valets. Au lieu de dévoiler les noirs complots des mauvais princes, leurs trames perfides, leurs crimes atroces ; on ne dévoile que des intrigues d'amour, des tracasseries de ménage, des aventures de boudoir. Au lieu d'en faire une école de vertu on en fait une école de mauvaises moeurs. Que si de temps en temps, on donne quelques bonnes pièces, la farce qui les suit en détruit ordinairement l'impression. Les sages réflexions qu'elles ont fait naître, sont effacées par les turlupinades d'un bouffon ou les tours d'une soubrette : les nobles sentiments qu'elles ont excités s'exhalent en risées et l'auditoire est congédié en folâtrant.

Encourager les lettres, les beaux arts et les talents agréables.

Pendant les crises orageuses d'une révolution on ne pense qu'à l'établissement de la liberté : mais dans le calme qui les suit, l'ardeur patriotique s'éteint, la paix donne d'autres idées, d'autres sentiments ; et, au milieu de mille objets de dissipation, on oublie jusqu'à ses devoirs.

Déjà la nation n'est plus unie, les douces liaisons qu'avait formées l'amour de la patrie sont détruites, les membres de l'état sont bien encore citoyens, mais ils ont cessé d'être patriotes.

C'est en encourageant les lettres, les beaux arts et les talents agréables qu'Auguste plia les Romains au joug : que ses successeurs y plièrent les nations barbares qu'ils avaient subjuguées.

Jamais peuple ne fut plus indépendant que les Germains. Sans établissement fixe, continuellement engagés dans quelque expédition pour faire du butin, passionnés de la liberté, et toujours sous les armes, ils donnèrent d'abord peu d'autorité à leurs princes : encore cette autorité était-elle peu respectée. Mais lorsque ces princes eurent assuré leurs conquêtes, pour étendre et affermir leur puissance, ils travaillèrent à inspirer à leurs sujets le goût des occupations tranquilles, ils les engagèrent à cultiver les arts de la paix en leur faisant connaître les doux fruits de l'industrie ; ils les encouragèrent à se livrer à l'étude des lettres, à la mollesse et aux douceurs d'une vie contemplative.

Dès que la couronne de la Grande-Bretagne fut affermie sur la tête d'Alfred, ce prince s'appliqua à inspirer à ses sujets le goût des lettres et des arts ; pour les engager à les cultiver, il les cultiva lui-même, et ne cessa de répandre ses grâces sur tous ceux qui s'y distinguaient.

Jusqu'au règne de Ferdinand, l'Espagne, livrée presque sans relâche aux feux des dissensions civiles, était encore barbare : on n'y connaissait que le métier des armes. Pour étendre sa puissance, ce prince commença à faire naître dans ses états le goût des lettres, en répandant ses bienfaits sur ceux qui s'y appliquaient.

Philippe II et Philippe III, également avides de puissance, favorisèrent de tout leur pouvoir les lettres et les arts.

Non content d'encourager les lettres, Philippe IV courut lui-même la carrière de bel esprit. Et dès que Philippe V fut parvenu à s'assurer la paisible possession du trône, son premier soin fut de protéger les lettres, de fonder des académies, et de récompenser les talents.

Lorsque la puissance royale eut pris le dessus, François I commença à accueillir les lettres, il attira les savants étrangers dans ses états, et encouragea les beaux arts.

Ses successeurs, Louis XIV surtout, ont tous suivi cet exemple. Au reste, aucun prince ne caresse les gens de lettres qu'autant qu'ils flattent son orgueil, servent à ses plaisirs, relèvent sa magnificence, prêchent la soumission à ses ordres. Et combien de vils sicophantes mettent tout leur esprit à servir d'instrument au despotisme, à préconiser la servitude, à sanctifier l'oppression ! Prostitution infâme qui étouffe la liberté sous les fleurs mêmes de l'imagination, du goût et du génie.

Corrompre le peuple.

Nul gouvernement ne se maintient par sa propre constitution, mais par les vertus civiques qui l'empêchent de dégénérer. Ce ressort détruit, c'en est fait de la patrie : au lieu de concourir au bien général, chacun ne cherche plus que ses avantages personnels, les lois tombent dans le mépris, et les magistrats eux-mêmes sont les premiers à les violer. Aussi, après avoir avili les peuples, songe-t-on à les corrompre. Lorsqu'il n'y à point de censeurs publics dans l'état, le prince cherche à introduire des nouveautés propres à relâcher les moeurs : tout ce qui peut en arrêter la dépravation, il l'abolit ; il altère tout ce qui peut former une bonne police, et il travaille à pervertir les citoyens avec le même zèle qu'un sage législateur travaillerait à les régénérer.

C'est toujours par des routes semées de fleurs que les princes commencent à mener le peuple à la servitude. D'abord ils lui prodiguent les fêtes : mais comme ces fêtes ne peuvent pas toujours durer quand on ne dispose pas des dépouilles du monde entier, ils cherchent à lui ouvrir une source constante de corruption ; ils travaillent à encourager les arts, à faire fleurir le commerce, et à établir l'inégalité des fortunes, qui traîne toujours le luxe à sa suite.

Ceux qui ont sous les yeux le gouvernement féodal dégénéré en despotisme ou en oligarchie, trouveront cette assertion bien étrange. Les princes encouragent l'industrie et le commerce, diront-ils, pour tirer de plus fortes contributions de leurs sujets, non pour les avilir : mais ce n'est pas des peuples asservis, c'est des peuples à asservir dont je parle. Laissons donc à part les efforts que firent, il y a quelques siècles, les Vénitiens, les Gênois, les Florentins, les Hollandais, les Français, les Espagnols, les Portuguais, les Anglais, pour encourager l'industrie, les arts, le commerce : et suivons, à cet égard, les tentatives de l'administration chez des peuples libres.

Les anciens Bretons, les Gaulois et les Germains étaient presqu'indépendants. Lorsque, divisés en petites tribus, ils ne possédaient que leurs armes et leurs troupeaux, il ne fut pas possible à leurs chefs de les mettre sous le joug : pour les asservir, les Romains introduisirent parmi eux l'industrie, les arts, le commerce : de la sorte, ils leur firent acheter les douceurs de l'abondance aux dépens de leur liberté.

Agricola ayant subjugué les Bretons, introduisit parmi eux l'urbanité et les arts de la paix ; il leur apprit à se procurer les commodités de la vie, il s'efforça de leur rendre leur condition agréable ; et ces peuples se plièrent si fort à la domination de leurs maîtres, qu'une fois soumis, ils cessèrent de leur donner de l'inquiétude, et perdirent jusqu'à l'idée de leur première indépendance.

Impatient d'établir son empire sur les Anglais, Alfred se servit du même artifice.

J'ai dit que, pour ouvrir à leurs sujets une source constante de corruption, les princes travaillent à faire fleurir le commerce dans leurs états. Cette proposition n'aurait rien eu d'étrange, si je l'avais restreinte au luxe : mais le moyen de la révoquer en doute, le luxe étant toujours une suite nécessaire du commerce.

Or, il est constant que les princes ne négligent rien pour favoriser le luxe, ils l'étalent à l'envie, et ils sont les premiers à jeter dans les coeurs ces semences de corruption.

S'ils ne le prêchent pas tous d'exemple, encore refusent-ils de le réprimer. Sous Auguste, le sénat proposa plusieurs fois la reforme des moeurs et du luxe : réforme à laquelle l'empereur était oblige de travailler, en vertu de sa charge de censeur : mais il éluda toujours avec art ces demandes importunes.

Quelques princes vont même jusqu'à y forcer leurs sujets. Pour assujettir le peuple de Cumes, Aristomène, cherchant à énerver le courage de la jeunesse, voulut que les garçons laissassent croître leurs cheveux, qu'ils les ornassent de fleurs, et portassent comme les filles de longues robes de couleurs différentes : il voulut, lorsqu'ils allaient chez leurs maîtres de danse ou de musique, que des femmes leurs portassent des parasols et des éventailles ; que dans le bain, elles leur donnassent des miroirs, des peignes, des parfums, et cette éducation devait durer jusqu'à l'âge de seize ans.

Le commerce et le luxe ont toujours des effets trop funestes aux nations qui ont des moeurs, pour ne pas en développer les principaux.

Du commerce

Il exige que les différents peuples communiquent entr'eux. Or le désir d'être bien venus les uns des autres les rend sociables, il adoucit leurs manières, et les guérit de l'opinion trop avantageuse qu'ils ont d'eux-mêmes, des préjugés ridicules de l'amour-propre.

En procurant à chacun les productions des divers climats, il les assujettit à de nouveaux besoins, il leur donne de nouvelles jouissances, il les amollit par le goût des superfluités, et les corrompt par les plaisirs du luxe.

Si le commerce adoucit les moeurs agrestes, il déprave les moeurs simples et pures : s'il fait disparaître quelques ridicules nationaux, il donne mille ridicules étrangers : s'il efface bien des préjuges funestes, il détruit bien des prodiges utiles.

Dans ce flux et reflux d'allants et de venant qu'il nécessite, chacun porte quelque chose de son pays : bientôt les manières, les usages, la police, le culte se mêlent et se confondent ; peu à peu on se réconcilie avec tous les gouvernements, et on oublie celui sous lequel on à reçu le jour. Le marchand, habitué à vivre avec des étrangers, regarde du même oeil ses compatriotes, et finit par ne plus les connaître. Un Européen qui à voyage n'est plus ni Anglais, ni Hollandais, ni Allemand, ni Français, ni Espagnol : mais un peu de tout cela.

Le commerce ne confond pas seulement les usages et les manières ; mais les moeurs de tous les pays : l'ivrognerie le luxe, le faste, la passion du jeu, la débauche viennent de mode, et chaque peuple joint à ses vices plus d'un vice étranger.

Un vrai marchand est citoyen du monde. Avide de richesses, il parcourt la terre pour en amasser, il s'attache aux pays qui lui offrent le plus de ressources, et sa patrie est toujours celui où il fait le mieux ses affaires.

Sans cesse occupé de ses gains, il n'a la tête meublée que d'objets de commerce, de spéculations lucratives, de calculs, de moyens d'amasser de l'or, et d'en dépouiller autrui. Étranger à tout le reste, son coeur se ferme aux affections les plus nobles, et l'amour de la liberté s'y éteint avec celui de la patrie.

Même chez les hommes les plus honnêtes, l'esprit mercantile avilit l'âme, et détruit l'amour de l'indépendance. A force de tout soumettre au calcul, le marchand parvient par degrés à évaluer chaque chose : pour lui tout est vénal, et l'or n'est pas moins le prix des bons offices, des actions héroïques, des talents, des vertus, que le salaire du travail, des productions de la terre, et des ouvrages de l'art.

En calculant sans cesse ses intérêts avec rigueur, il contracte un caractère d'équité stricte ou plutôt d'avarice, ennemi de toute générosité de sentiments, de toute noblesse de procédés, de toute élévation d'âme ; qualités sublimes qui tirent leur source du sacrifice que l'homme fait de ses intérêts personnels au bonheur de ses semblables, à la dignité de son être.

L'esprit mercantile faisant regarder les richesses comme le souverain bien, la soif de l'or entre dans tous les coeurs ; et lorsque les moyens honnêtes d'en acquérir viennent à manquer, il n'est point de bassesses et de turpitudes dont on ne soit prêt à se couvrir.

Ces effets sautent aux yeux les moins clairvoyants ; en voici qui ne sont sensibles qu'aux yeux exercés.

Des spéculations en tout genre amènent nécessairement la formation des compagnies privilégiées pour certaines branches de commerce exclusif : compagnies toujours formées au préjudice du commerce particulier, des manufactures, des arts et de la main-d'oeuvre ; par cela seul qu'elles détruisent toute concurrence. Ainsi les richesses qui auraient coulé par mille canaux divers pour féconder l'état, se concentrent dans les mains de quelques associations qui dévorent la substance du peuple et s'engraissent de sa sueur. Avec les compagnies privilégiées naissent les monopoles de toute espèce, les accaparements des ouvrages de l'art, des productions de la nature, et surtout des denrées de première nécessité : accaparements qui rendent précaire la subsistance du peuple, et le mettent à la merci des ministres, chefs ordinaires de tous les accapareurs.

Sur le système des monopoles se modèle graduellement l'administration des finances. Les revenus de l'Etat sont affermés à des traitants, qui se mettent ensuite à la tête des compagnies privilégiées, et qui détournent à leur profit les sources de l'abondance publique. Bientôt la nation devient la proie des maltotiers, des financiers, des publicains, des concessionnaires : vampires insatiables qui ne vivent que de rapines, d'extorsions, de brigandages, et qui ruinent la nation pour se charger de ses dépouilles.

Les compagnies de négociants, de financiers, de traitants, de publicains et d'accapareurs donnent toujours naissance à une foule de courtiers, d'agents de change et d'agioteurs : chevaliers d'industrie uniquement occupés à propager de faux bruits pour faire hausser ou baisser les fonds, enlacer leurs dupes dans des filets dorés, et dépouiller les capitalistes en ruinant le crédit public.

Bientôt la vue des fortunes immenses de tant d'aventuriers inspire le goût des spéculations, la fureur de l'agiotage s'empare de tous les rangs, et la nation n'est plus composée que d'intrigant cupides, d'entrepreneurs de banques, de tontines ou de caisses d'escompte, de faiseurs de projets, d'escrocs et de fripions, toujours occupés à rechercher les moyens de dépouiller les sots, et de bâtir leur fortune particulière sur les ruines de la fortune publique.

De tant d'intriguants qui s'attachent à la roue de fortune, la plupart sont précipités : la soif de l'or leur fait aventurer ce qu'ils ont, pour acquérir ce qu'ils n'ont pas ; et la misère en fait bientôt de vils coquins, toujours prêts à se vendre et à servir la cause d'un maître.

Lorsque les richesses sont accumulées dans les mains des faiseurs de spéculations, la foule immense des marchands n'a plus que son industrie pour subsister ou assouvir sa cupidité ; et comme le luxe leur à donné une foule de nouveaux besoins, et que la multiplicité de ceux qui courent après la fortune leur ôte les moyens de les satisfaire, presque tous se voient réduits aux expédients ou à la fraude ; dès lors plus de bonne foi dans le commerce : pour s'enrichir ou se soustraire à l'indigence, chacun s'étudie à tromper les autres : les marchands de luxe dépouillent les citoyens dérangés, les fils prodigues, les dissipateurs : toutes les marchandises sont sophistiquées, jusqu'aux comestibles ; l'usure s'établit, la cupidité n'a plus de frein, et les fripponneries n'ont plus de bornes.

Aux vertus douces et bienfaisantes qui caractérisent les nations simples, pauvres et hospitalières, succèdent tous les vices de l'affreux égoïsme, froideur, dureté, cruauté, barbarie, la soif de l'or dessèche tous les coeurs, ils se ferment à la pitié, la voix de l'amitié est méconnue, les liens du sang sont rompus, on ne soupire qu'après la fortune, et on vend jusqu'à l'humanité.

A l'égard des rapports politiques de la horde des spéculateurs, il est de fait qu'en tout pays les compagnies de négociants, de financiers, de traitants, de publicains, d'accapareurs, d'agents de change, d'agioteurs, de faiseurs de projets, d'exasteurs, de vampires et de sangsues publiques, toutes liées avec le gouvernement, en deviennent les plus zèles suppôts.

Chez les nations commerçantes, les capitalistes et les rentiers faisant presque tous cause commune avec les traitants, les financiers et les agioteurs ; les grandes villes ne renferment que deux classes de citoyens, dont l'une végète dans la misère, et dont l'autre regorge de superfluités : celle-ci possède tous les moyens d'oppression ; celle-là manque de tous les moyens de défense. Ainsi, dans les républiques, l'extrème inégalité des fortunes met le peuple entier sous le joug d'une poignée d'individus. C'est ce qu'on vit à Venise, à Gênes, à Florence, lorsque le commerce y eut fait couler les richesses de l'Asie. Et c'est ce qu'on voit dans les Provinces-Unies où les citoyens opulents, seuls maîtres de la république, ont des richesses de princes, tandis que la multitude manque de pain.

Dans les monarchies, les riches et les pauvres ne sont les uns et les autres que des suppôts du prince.

C'est de la classe des indigents qu'il tire ces légions de satellites stipendiés qui forment les armées de terre et de mer ; ces nuées d'alguazils, de sbires, de barigels, d'espions et de mouchards soudoyés pour opprimer le peuple et le mettre à la chaîne.

C'est de la classe des opulents que sont tirés les ordres privilégiés, les titulaires, les dignitaires, les magistrats, et même les grands officiers de la couronne ; lorsque la noblesse, les terres titrées, les grands emplois, les dignités et les magistratures sont vénales : alors la fortune bien plus que la naissance rapproche du trône, ouvre les portes du sénat, élève à toutes les places d'autorité, qui mettent les classes inférieures dans la dépendance des ordres privilégiés ; tandis qu'ils sont eux-mêmes dans la dépendance de la cour.

C'est ainsi que le commerce métamorphose les citoyens opulents et indigents, en instruments d'oppression ou de servitude.

Si le commerce corrompt presque tous les agents, il à une influence bien plus étendue sur la société entière, par le luxe qu'il traîne toujours à sa suite.

Du luxe.

Le premier effet du luxe est d'étouffer l'amour de la gloire ; car dès qu'on peut attirer les regards par de superbes équipages, des habits somptueux, une foule de valets ; on ne cherche plus à se distinguer par des moeurs pures, de nobles sentiments, de grandes actions, des vertus héroïques.

Le luxe amène toujours le relâchement, la dissipation, le goût des plaisirs : pour rendre leur commerce plus agréable, les deux sexes se réunissent et se corrompent l'un l'autre ; la galanterie s'établit, elle produit la frivolité qui donne un prix à tant de riens, rabaisse tout ce qui est important ; et bientôt on oublie ses devoirs.

En faisant le charme de la société, les arts que le luxe nourrit, et les plaisirs qu'il promet nous entraînent vers la mollesse, ils rendent nos moeurs plus douces, ils énervent cette fierté qui s'irrite des liens de la contrainte.

En étendant des guirlandes de fleurs sur les fers qu'on nous prépare, ils étouffent dans nos âmes le sentiment de la liberté, et nous font aimer l'esclavage.

Ainsi, en amollissant et en corrompant les peuples, le luxe les soumet sans résistance aux volontés d'un maître impérieux, et les force de payer du sacrifice de leur liberté le repos et les plaisirs dont il les laisse jouir.

Le luxe n'énerve pas simplement les esprits, mais rien n'est plus propre à les diviser : lorsqu'il s'introduit dans l'état, plus d'union entre les membres, chacun cherche à attirer les regards, à effacer son voisin, à s'élever au-dessus des autres. Détournant les yeux de dessus le bien général, on ne les tient fixes que sur ses intérêts particuliers, et l'amour de la patrie est anéanti dans tous les coeurs.

A mesure que le luxe s'étend, il met le superflu au rang du nécessaire. D'abord on se livre à la dissipation, on en contracte l'habitude, les plaisirs deviennent besoins, ces nouveaux besoins, il faut les satisfaire ; et comme tous ne le peuvent pas également, ils sont agités de sentiments divers : d'un côté se trouvent l'envie, la jalousie, la haine ; de l'autre côté l'orgeuil et le mépris : ...nouvelles semences de discorde.

Une fois corrompu par le luxe, sans cesse on est dévoré de nouveaux désirs. Les moyens de les satisfaire manque-t-ils ? on s'intrigue pour se procurer ces vaines jouissances.

Le mal va toujours en augmentant : à force de vouloir se distinguer on ne se distingue plus ; mais comme on a pris un rang, et que l'envie de se faire regarder subsiste toujours, toutes les cordes sont tendues pour sortir de cette égalité insupportable. Dès lors il n'y à plus de rapport entre les besoins et les moyens, et l'on cherche à se vendre. Que d'esclaves volontaires !

Enfin une foule de citoyens indigents par leurs nouveaux besoins souffrent de se voir les derniers, s'agitent vainement pour s'affranchir de cette pauvreté humiliante, et sont réduits à faire des voeux pour la ruine de l'Etat. Telle est la puissante influence du luxe, que souvent il suffit seul pour détruire la liberté, même chez les peuples qui en sont le plus jaloux. Tant que Rome ne nourrissait que de pauvres citoyens ; la bonne foi, l'honneur, le courage, l'amour de la patrie et de la liberté habitaient dans ses murs : mais dès qu'elle se fut enrichie de l'or des vaincus, les moeurs antiques firent place à une foule de vices, et bientôt on vit ces hommes autrefois si fiers, si impatients du joug, devenus les lâches adorateurs de leurs maîtres, s'avilir chaque jour par de nouvelles bassesses.

Malgré la sagesse de ses lois, à peine eût-elle ouvert ses portes aux trésors de l'ennemi, qu'elle cessa de se reconnaître dans ses lâches rejetons. Bientôt les moeurs et les devoirs se trouvèrent en opposition ; la pauvreté jusqu'alors honorée, fut couverte de mépris, les richesses devinrent l'objet de tous les voeux, le luxe s'établit avec rapidité, on se porta à la volupté avec fureur ; et quand les délices eurent appauvris ces voluptueux, on vit une foule de citoyens prodigues chassés de leurs héritages et honteux de leur indigence ; faire servir la cabale à leur ambition pour troubler la paix de l'Etat ; et à leur tête quelques hommes puissants ameuter tour à tour le peuple, déchirer tour à tour la patrie par des factions, verser tour à tour le sang des citoyens, usurper le souverain pouvoir, et forcer les lois à se taire.

Ainsi périt la liberté à Athènes, à Lacédémone, à Sparte, ainsi périra-t-elle chez les Anglais ; ainsi périra-t-elle parmi nous.

Flatter l'avarice du peuple.

Dès que les richesses sont le prix de tout ce qui attire la considération, elles tiennent lieu de naissance, de mérite, de talents, de vertus ; chacun les recherche comme le bien suprême : dès lors la cupidité souffle dans tous les coeurs son venin mortel ; et pour avoir de l'or, on ne craint plus de se couvrir d'infamie. Aussi ceux qui gouvernent ont-ils soin de flatter l'avarice du peuple par le jeu, les tontines, les loteries : artifice constant des cabinets de France, d'Angleterre, de Hollande, et surtout de Venise.

Par ce moyen, d'ailleurs, on amuse le peuple, on l'empêche de réfléchir sur sa situation, et d'apercevoir les pièges qu'on lui tend.

De la débauche.

Un autre moyen de soumettre le peuple, c'est de le faire vivre dans l'oisiveté, et de ne point contrôler ses goûts. Alors, sans sollicitude pour la liberté, il ne prend plus de part aux affaires publiques, il ne songe qu'à ses besoins et à ses plaisirs. Une fois affectionné à l'argent, faut-il pour s'en procurer renoncer à ses droits ? il présente sa tête au joug, et attend tranquillement son salaire. Si d'ailleurs les princes prennent soin de le fêter, il va même jusqu'à bénir ses tyrans.

Pour faire des Perses de bons esclaves, Cyrus les entretenait dans l'abondance, l'oisiveté, la mollesse ; et ces lâches l'appellaient leur père.

Les empereurs Romains usaient de cette politique ; ils donnaient au peuple des festins, des spectacles ; et alors on entendait la multitude s'épuiser en éloges sur la bonté de ses maîtres.

Le gouvernement de Venise à grand soin de maintenir le peuple dans l'abondance, de lui donner de fréquents spectacles, et de le faire vivre dans la débauche en protégeant publiquement les courtisanes. Loin de contrôler les goûts des citadins, il ouvre la porte aux divertissements, aux jeux, aux plaisirs, et il les détourne par-là de l'envie de s'occuper des affaires d'Etat. Il n'y à pas jusqu'aux religieux auxquels il ne permette une vie débordée, et dont il ne favorise les dérèglements ; de manière que tous les libertins vantent la douceur du gouvernement de la seigneurerie.

Enfin, c'est une observation constante, qu'en tout pays les débauches, les femmes entretenues, les valets, les chevaliers d'industrie, les faiseurs de projets, les joueurs, les escrocs, les espions, les chenappants sont pour le prince, ils attendent un sort de la cour, des dilapidateurs publics, des concessionnaires, des dissipateurs, et ils sont toujours prêts à devenir les suppôts du despotisme.

Ainsi cette vie licencieuse, que le peuple appelle sa liberté, est l'une des principales sources de sa servitude.

Fausse idée de la liberté.

Tandis que les jeux, les fêtes, les spectacles, les amusements de toute espèce fixent les esprits, on oublie la patrie ; peu à peu on perd de vue la liberté ; déjà on n'en n'a plus d'idée, et on s'en forme enfin de fausses notions.

Pour les citoyens toujours occupés de leur travail, de leur trafic, de leur ambition, de leurs plaisirs elle n'est bientôt plus que le moyen d'acquérir sans empêchement, de posséder en sûreté et de se divertir sans obstacles.

Jusqu'ici le cabinet n'a encore travaillé qu'à endormir les peuples, à les plonger dans la sécurité, à les avilir et à les corrompre ; c'est-à-dire à les façonner au joug qu'ils porteront un jour. Mais déjà il s'occupe à leur forger des chaînes.

Se faire des créatures.

Dans tout gouvernement où le prince dispose des bénéfices, des charges, des dignités, il s'en fait bien toujours des amis ; cependant il ne les accorde d'abord qu'au mérite ; mais une fois parvenu à avilir et à corrompre ses sujets, il travaille à s'en faire des créatures.

Maîtres des petits, les grands le sont en quelque sorte de l'Etat, et c'est avec eux qu'il commence à partager l'autorité : il séduit celui-ci par l'appas d'un emploi, celui-là par l'éclat d'un ruban ; et bientôt les têtes viennent d'elles-mêmes se présenter au joug.

Indépendamment de la multitude de fonctionnaires qui occupent les différentes places de l'Etat, il tient par l'espoir ces nobles fainéants, ces petits ambitieux, qui courent sans cesse après la faveur et les dignités.

Ceux qu'il ne peut gagner par des effets, il les gagne par des promesses, des égards, des cajoleries. Flattés de ces marques de distinction, ils font tout pour les conserver. A ces créatures du prince ajoutés la foule des intrigants, que les hommes en place enchaînent par leur crédit.

Ainsi sans rien faire pour le devoir, ceux qui sont à la tête de quelque département ne songent qu'à flagorner le prince dans la vue de partager son autorité ; ils se chargent de fers pour en faire porter à d'autres ; tous recherchent la faveur avec empressement, et visent à s'élever ; les gens même de la plus basse condition ne s'efforcent d'en sortir que pour dominer à leur tour.

Lorsque le prince est riche en domaines ou qu'il a le maniement des deniers publics, il se sert des richesses pour augmenter le nombre de ses créatures. L'amour de l'or qui est entré dans tous les coeurs avec le goût du luxe, lui soumet tous les rangs ; et le riche comme le pauvre, préférant ce métal à la liberté, est toujours prêt à mettre son honneur à prix.

Que les choses ont changé ! L'amour de l'égalité unissait les enfants de la patrie, en confondant l'intérêt particulier dans l'intérêt général : maintenant l'amour du faste, de l'or, des dignités brise ces liens, et isole chaque individu.

A voir la discorde, l'avarice et la vénalité des citoyens, on croirait la liberté aux abois : mais de tant d'hommes disposés à se vendre, le prince n'a que ceux qu'il peut acheter ; les autres restent à regret fidèles à la patrie.

Eteindre l'amour de la gloire.

Lorsque le désir de s'illustrer enflamme les citoyens, et que leur âme n'a soif que de gloire, intrépides défenseurs de la liberté, aucun péril ne les étonne, aucun obstacle ne les décourage, aucune considération ne les arrête ; et ils craignent moins les supplices que la honte de sacrifier la patrie aux volontés d'un tyran.

Aussi les princes ne négligent-ils rien pour changer l'objet de l'estime publique : à la gloire que le public seul dispense, ils substituent les dignités qu'eux seuls distribuent ; et au lieu d'en payer les services rendus à l'Etat, ils n'en payent que les services rendus à leur personne.

Dès lors leurs créatures sont seules couvertes de marques d'honneur, et ces nouvelles distinctions sont bientôt accordées sans égard au mérite. De là résultent deux effets contraires ; les petites âmes les recherchent ; les grandes âmes les dédaignent. Décriées par l'usage qu'on en fait et l'indignité des personnes qu'on en décore, l'honneur de les mériter n'a plus d'attraits : or une fois avilies, il ne reste rien dans l'Etat pour exciter aux belles actions ; car quel homme assez sage pourrait se contenter d'être estimable sans être estimé ? Ainsi, faute d'aliments, l'amour de la gloire s'éteint dans tous les coeurs.

Encourager la servitude.

Quand le prince est la source des emplois, des honneurs, des dignités, la faveur est l'objet de tous les voeux. Pour être quelque chose, chacun s'efforce de lui plaire ; de toute parts on sacrifie l'avantage d'être libre à un joug brillant, et l'amour de la patrie à de honteuses distinctions ; on parle avec emphase de son mince mérite, on lui prête toutes les vertus, on exalte le bonheur de vivre sous ses lois. Ceux qui l'approchent affichent la bassesse, ils s'empressent de ramper à ses pieds, méprisent tous ceux qui dédaignent d'imiter leur exemple ; et fiers de leurs fers, briguent l'honneur honteux d'en être le jouet.

Ils vont plus loin : manquant de vertus, ils n'en peuvent souffrir dans les autres, et ils mettent toute leur adresse à les ridiculiser. Sans cesse ils insultent aux actions éclatantes, sans cesse ils calomnient les gens de bien, sans cesse ils font tomber sur les partisans de la liberté les plus humiliantes épithètes.

D'abord on méprise leurs vils discours : mais à force de les répéter, et de ne point rougir, ils étonnent leurs adversaires ; puis la hardiesse avec laquelle ils affrontent le ridicule en impose ; et comme le plupart des hommes sont incapables de n'estimer les choses que ce qu'elles valent, leur mépris s'arrête et leur admiration commence.

De son côté le prince n'élève aux honneurs qu'autant qu'on montre de bassesse. Jamais sûr de sa faveur tant qu'on n'est pas prêt à trahir la patrie, il vous accable de sa disgrâce, si vous vous souvenez un instant du devoir, de sorte qu'il n'y à que les vils flatteurs et les scélérats qui vendent leur honneur pour vendre leur protection, qui puissent se soutenir dans des places si épineuses. Dès lors tous les vices règnent à la cour, et y marchent tête levée.

Ne pouvant pas vivre comme on voudrait ; on vit selon les temps, les hommes, les affaires : les plus sages même n'ont plus qu'une froide admiration pour la vertu, et les meilleurs patriotes ne sont plus que des gens indifférents au bien public.

Enfin, rien n'excitant plus aux belles actions ; la paresse, l'avarice, l'ambition, le dépit portent tout le monde à négliger ses devoirs, chacun fait un trafic honteux de ses avantages, et sans songer à s'acquitter dignement de ses emplois, on ne songe qu'à ce qu'on peut faire pour en tirer le meilleur parti. Dès lors, les sujets dévoués au prince n'ont plus d'autre soin, que celui de se distinguer par une infâme prostitution à toutes ses volontés.

Ecarter des emplois les hommes de mérite et les hommes de bien.

Dans un gouvernement libre, nouvellement établie, ce sont toujours ceux qui ont rendu les plus grands services à l'Etat qu'on met au timon des affaires ; ce sont toujours eux qui ont montré le plus de vertu qu'on place à la tête les tribunaux. Si l'on commet au prince le soin de nommer ensuite aux emplois, c'est sous condition qu'il n'y nommera que des sujets dignes de les occuper. Mais pour machiner à son aise, loin d'appeler à lui le mérite et la vertu, il écarte à petit bruit du maniement des affaires les hommes intègres et les sages, ceux qui jouissent de la considération publique, pour n'y admettre que des hommes de facile composition ou des hommes dévoués.

Hypocrisie des princes.

Peu de princes sont assez téméraires pour attaquer ouvertement la liberté. Lors même que leurs funestes entreprises paraissent à découvert, ils en cachent avec soin le but, ils voilent leurs machinations sous de beaux dehors et affichent la plus grande popularité.

Quelques-uns se servent de perfides agents pour fouler, vexer, dépouiller et opprimer les citoyens ; bien résolus de s'appliquer ensuite le fruit des vexations de ces indignes ministres, de les charger seuls du poids de l'execration publique, de les punir, et de se faire de la sorte la réputation de princes justes. C'est ainsi qu'en usent les sultans avec leurs pachas.

D'autres princes plus adroits se servent de ministres populaires, pour faire avec applaudissement le mal qu'ils n'auraient fait eux-mêmes qu'en s'exposant à la haine du peuple, et en se rendant l'objet de l'exécration publique. Ainsi pour une seule et même chose, ils savent se faire bénir, tandis que d'autres se seraient chargés de malédictions.

Quelquefois même ils accroissent leur pouvoir, en feignant d'y renoncer.

Pour s'attirer la confiance, ils font révoquer quelques lois qui gênent trop la liberté du peuple ; or une fois qu'ils ont fait ce sacrifice à leur ambition, ils obtiennent tout ce qu'ils veulent, et l'abandon du peuple à leur égard n'a plus de bornes.

Des sourdes menées.

Tandis que les peuples se livrent au sommeil, le prince qui se voit environné d'hommes peu soigneux d'éclairer sa conduite, entreprend de porter quelques coups à la liberté.

Pour sonder le terrain, il hasarde quelque proposition propre à favoriser ses vues secrètes. Si elle passe, c'est un fondement sur lequel il se hâte de bâtir. Si elle effarouche, il à recours à la ruse, et cherche à colorer ses desseins.

Pour le bien de l'Etat, ce beau prétexte, dont ceux qui gouvernent couvrent leurs projets ambitieux, est sans cesse dans sa bouche ; comme si le bonheur public lui tenait fort à coeur. Il demande qu'on se fie à sa bienveillance : puis, sans honte de se parjurer lâchement, il prend les Dieux à témoins de la pureté de ses intentions, de son respect pour les lois qu'il se dispose à violer ; et les peuples ont la sottise de s'abandonner à ses serments.

D'autrefois il fait proposer par ses créatures, au nom des citoyens, les projets qu'il à en vue ; et la nation, séduite par l'apparence, donne encore dans le panneau. Ainsi, Pitt fit proposer par de prétendus patriotes, le projet d'une milice constante, et ce projet passa. Ainsi la cour fit depuis proposer, par d'autres prétendus patriotes, le projet d'une milice sur le pied des troupes réglées ; et malheur aux Anglais, si ce projet vient de même à passer.

Prêt à former quelqu'entreprise ouverte, pour distraire les esprits, le prince renouvelle les fêtes, les banquets, les spectacles ; il se concilie la confiance publique en remplissant quelqu'engagement, ou bien il livre les sujets aux fureurs du jeu.

Afin de disposer le peuple à recevoir Mazarin, le jour qu'il devait rentrer dans Paris, Louis XIV fit publier une ordonnance portant injonction au prévôt des marchands et aux échevins d'ouvrir incessamment leurs bureaux pour le paiement de l'arriérage des rentes sur l'hôtel de ville. Lorsque ce même prince voulait porter quelque coup fatal à la liberté, il prodiguait les deniers publics en fêtes, en banquets, en tournois. Que si le prince tente quelqu'entreprise périlleuse, il a soin de ruser et de se ménager des moyens de justification. Charles II ayant formé le dessein de se rendre absolu, employa les artifices du duc de Landersdale pour engager le parlement d'Ecosse à passer un acte qui autorisât le conseil Ecossais à lever une nombreuse milice, et à l'employer dans l'Etat, sans qu'il fut besoin de recourir immédiatement au roi. Ainsi faisant sortir en apparence de ses mains cette soldatesque, pour la mettre dans celles de son conseil, Charles était le maître de la faire marcher quand il lui plairait contre l'Angleterre, sans paraître l'y avoir appelée ; et si la fortune venait à se déclarer contre lui, le blâme de cet attentat serait retombé sur le conseil. Les sourdes menées, voilà le grand ressort de la politique des cabinets : ressort d'autant plus sûr, que ses funestes effets ne se faisant pas sentir à l'instant même, et l'indignation publique ne devançant jamais l'événement, les fripons au timon des affaires ont le temps de prévenir l'explosion de la fureur du peuple.

Jusqu'ici les coups portés à la liberté n'ont point alarmé la nation. Comme ces changements se sont faits par degrés, et que les moeurs nouvelles se sont établies sans violence, loin d'en avoir rien auguré de sinistre, le peuple à cru sentir accroître son bien être. Mais bientôt tout va changer de face : déjà ce ne sont plus des fêtes et des jeux ; de tristes scènes ont succédé ; les citoyens éclairés voient le danger qui les menace, et l'avenir ne leur offre plus qu'une désolante perspective.

Innover.

Il n'est point de constitutions politiques où les droits du citoyen soient assez bien établis, pour ne rien laisser d'arbitraire au gouvernement ; point de constitution où le législateur ait porté la prévoyance jusqu'à couper la racine aux innovations. Or c'est toujours par innover que les princes jettent les fondements de leur inique empire.

Les premières innovations en ont à peine l'apparence : ce n'est point en sapant, c'est en minant le temps de la liberté, qu'on travaille à le renverser. On commence par porter de sourdes atteintes aux droits des citoyens, rarement de manière à faire une sensation bien forte, et toujours on à soin de ne pas annoncer ces atteintes par des démarches d'éclat.

S'il faut les consigner dans les actes de l'autorité publique, pour qu'elles se fassent moins sentir, on à soin de cacher ce qu'elles ont d'odieux, en altérant les faits, et en donnant de beaux noms aux actions les p1us criminelles.

Souvent on débute par proposer quelques légères réformes qui n'indiquent rien que de convenable. On les énonce par des propositions générales, assez plausibles au premier coup-d'oeil, et cachant des conséquences qu'on n'apercoit pas d'abord ; mais dont on ne tarde pas à se prévaloir, et dont on tire des avantages prévus. Ou bien on ajoute à la fin quelqu'article, qui détruit ce que les premiers offrent d'avantageux, et qui ne laisse subsister que ce qu'ils contiennent de funeste. Quelquefois pour attenter à la liberté, le prince attend le moment d'une crise alarmante qu'il à préparée : alors sous prétexte de pourvoir au salut de l'Etat, il propose des expédients désastreux qu'il couvre du voile de la nécessite, de l'urgence des circonstances, du malheur des temps ; il vante la pureté de ses intentions, il fait sonner les grands mots d'amour du bien public, il affiche les soins de son amour paternel. Si on hésite d'adherer à sa proposition, il s'écrie : Quoi ! vous ne voulez pas, tirez-vous donc seuls de l'abime ! Personne n'a la force de faire résistance, et chacun se laisse aller ; quoiqu'il ne doute point que ces expédients cachent, sous de beaux dehors, des desseins sinistres. Le piège se découvre-t-il ? c'est lorsqu'il n'est plus temps de l'éviter ; alors le peuple, semblable au lion qui tombe dans des filets cachés sous la feuillée, se débat pour les rompre, et ne fait que s'enlacer toujours plus.

D'autrefois, sous quelque prétexte spécieux, le prince commence par créer, de sa propre autorité, quelque dignité, quelque charge, quelque emploi : ensuite il érige des cours de Judicature, dont il rend peu à peu les jugements arbitraires.

En Angleterre, Henri VIII ayant usurpe le pouvoir de créer des pairs sans le consentement du parlement, érigea bientôt après, de son autorité privée, le conseil d'York, sous prétexte de soulager ses sujets qui n'avaient pas le moyen de se faire rendre justice dans les cours de Westminster. La juridiction de ce tribunal s'étendait sur plusieurs comtés. D'abord il suivit en matières criminelles les formes en usage dans les autres tribunaux ; mais bientôt il ne lui fut plus permis de suivre que les intentions qu'il recevait du cabinet.

Sous prétexte que les brigands qui infestaient l'Etat, étaient trop nombreux pour être réprimés par les juges ordinaires, Edouard I établit un tribunal particulier, sous le nom de Commission du Trial-Baton, qu'il autorisa peu après à rechercher et à punir tous les délits : redoutable inquisition qui seule aurait suffi pour anéantir la liberté. Les membres de ce tribunal faisaient leur tournée dans les provinces, sévissaient sur le moindre soupçon, condamnaient sur la plus légère preuve, remplissaient les prisons de prétendus malfaiteurs, et leur permettaient ensuite de se racheter en payant de grosses sommes qui entraient dans les coffres du roi.

C'est un grand pas de fait vers la puissance arbitraire que l'érection de ces tribunaux : en créant des commissions particulières, le prince anéantit l'autorité des magistrats, et attire à lui tout le pouvoir judiciaire, dont il se fait peu à peu une arme offensive et défensive, qui le rend redoutable à tous ceux qui osent réclamer contre ses malversations ou résister à ses attentats.

Ce n'est point par des jugements d'éclat contre des citoyens distingués que débutent ordinairement ces tribunaux ; mais par des sentences très douces contre des citoyens obscurs. Ou, s'ils en viennent d'abord à des mesures violentes, c'est uniquement à l'égard de quelque grand malfaiteur, dont le châtiment, quoiqu'arbitraire, est toujours agréable au peuple, plus habitué à consulter son ressentiment que jaloux du maintien des lois, et toujours prêt à affermir l'injuste puissance sous laquelle il doit lui-même gémir un jour.

Quand le prince n'érige pas de nouvelles cours de justice, il change les formes prescrites dans celles qui sont établies, il altère les fonctions des juges qu'il soustrait à l'autorité du législateur ; il rend peu à peu les tribunaux arbitraires, et il y évoque toutes les causes.

Henri IV d'Angleterre ordonna, par édit, que les jugements rendus dans les cours royales ne seraient point soumis à l'examen du parlement, à moins qu'on n'accusat les juges d'ignorance ou de prévarication : clause qui annulait tout appel.

En montant sur le trône, Jacques I rendit indépendant des lois le conseil d'York, devant lequel il faisait traîner les malheureuses victimes qui refusaient de s'y soumettre.

C'est ainsi qu'après avoir rendu arbitraire le pouvoir de la chambre étoilée, Charles I y traduisit les citoyens courageux qu'il voulait opprimer : tribunal de sang, où la scélératesse tendit la balance de justice, où le bon droit allait s'ensevelir, et où la tyrannie égorgeait chaque jour quelqu'innocente victime.

Multiplier les créatures du gouvernement.

Pour étendre leur puissance, les princes multiplient les emplois et les titulaires.

Sous les princes de la maison d'Autriche, qui montèrent sur le trône d'Espagne, le nombre des emplois civils était prodigieux ; il y avait des milliers de titulaires sans fonctions : à peine voyait-on un citoyen tant soit peu étoffé, qui ne fut pourvu de quelque charge.

Mais pourquoi des exemples particuliers ? C'est pour augmenter le nombre de leurs créatures que dans les différentes monarchies de l'Europe les rois ont imaginé les dignités de prince, d'archiduc, de duc, de duc à brevet, de pair, de comte, de vicomte, de marquis, de baron, de baronet, de chevalier, d'écuyer, etc., et qu'ils en multiplient à leur gré les titulaires.

C'est pour augmenter le nombre de leurs créatures qu'ils ont crée les places de gouverneurs de province ; de commandants de villes, de châteaux, de citadelle ; de lieutenant-de-roi, de maréchaux, de lieutenants-généraux, de maréchaux-de-camp, de brigadier, de sénéchaux, de bailli-d'épée etc.

C'est pour augmenter le nombre de leurs créatures qu'érigeant en charges de grands officiers de la couronne les emplois domestiques de leurs maisons ; ils ont crée des places de grand-aumônier, de premier aumônier, d'aumônier ordinaire, de maître de l'oratoire, de chapelain, de grand-maître, de grand-chambellan, de chambellan, de premiers gentilshommes de la chambre, de gentilshommes d'honneur, de grand-maître de la garde-robe, de maître de la garde-robe, de grand-écuyer, de premier écuyer, d'écuyer-cavalcadour, d'ecuyer ordinaire, d'ecuyer de main, de grand-pannetier, de grand-veneur, de grand fauconnier, de grand-louvetier, de grand maréchal-des-logis, de grand-prévôt, de premier maître d'hôtel, de maître-d'hotel ordinaire, de grand-maître des cérémonies, de maîtres des cérémonies, de secrétaires de la chambre et du cabinet, de lecteurs de la chambre et du cabinet, de secrétaire des commandements, d'écrivains du cabinet, etc.

C'est pour augmenter le nombre de leurs créatures, qu'ils ont donné des maisons particulières à leurs femmes, à leurs fils, à leurs filles, à leurs oncles, à leurs tantes, réunissant à toutes les charges fastueuses qui composent la leur, un conseil d'administration modelé sur le département des finances de l'Etat.

C'est pour augmenter le nombre de leurs créatures, que dans toutes leurs maisons, ils ont doublé le nombre des titulaires par des survivances.

C'est pour augmenter le nombre de leurs créatures, qu'ils ont institué une multitude d'ordres de chevalerie, avec grandes et petites croix, dont chaque place asservit le titulaire et une multitude d'aspirants.

C'est pour augmenter le nombre de leurs créatures, qu'ils ont crée dans les cours de judicature des places de présidents à mortier, de présidents honoraires, d'avocats-généraux, de procureurs-généraux, de substituts, etc. C'est pour augmenter le nombre de leurs créatures, qu'ils ont doublé les places dans les états-majors des armées de terre et de mer, que chaque régiment à deux colonels, chaque compagnie deux capitaines, chaque division un amiral, un vice-amiral, un contre-amiral, etc.

C'est pour augmenter le nombre de leurs créatures, que les rois de France ont érige en conseillers royaux les notaires, les secrétaires à brevet, les mesureurs de sel, les inspecteurs de police, jusqu'aux languyeurs de cochons.

Enfin, c'est pour augmenter le nombre de leurs créatures que ces monarques ont rendu nobles tous les descendants de ces titulaires, dignes ou indignes, et qu'ils en ont formé des classes privilégiées.

Il n'est pas temps encore de s'emparer de la puissance suprême. Si le prince y attentait audacieusement, il ferait ouvrir les yeux à la nation, et il ne pourrait guère conserver une autorité mal établie. Il attend donc que les citoyens soient accoutumes à obéir en hommes libres avant de leur commander comme à des esclaves ; il attend que leur humeur d'indépendance aille se perdre dans la servitude. Cependant il mine sourdement leur liberté ; et ils sont asservis sans qu'on puisse assigner aucune époque à leur asservissement.

Tarquin, qui ne s'était fait élire ni par le sénat ni par le peuple, qui avait pris la couronne comme un droit héréditaire ; extermina la plupart des sénateurs. Il ne consulta plus ceux qui restaient, et ne les appela plus à ses jugements. Après avoir anéanti le sénat, il usurpa la puissance du peuple, il fit des lois sans lui, il en fit même contre lui. Déjà il réunissait tous les pouvoirs en sa personne : mais le peuple se souvint un moment qu'il était législateur, et Tarquin ne fut plus.



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