Jean-Paul Marat


chapitres suivants


LES CHAÎNES DE L'ESCLAVAGE (1)
Introduction
De l'amour de la domination.
De l'étendue de l'Etat.
Des différents âges des nations.
Des nations amies de la pauvreté.
Des vices de la Constitution politique.
Du pouvoir du temps.
Des fêtes.
Des entreprises publiques.
Gagner l'affection du peuple.
De l'appareil de la puissance.

LES CHAÎNES DE L'ESCLAVAGE (1)

Introduction

Il semble que ce soit le sort inévitable de l'homme, de ne pouvoir être libre nulle part : partout les princes marchent au despotisme et les peuples à la servitude.

C'est un étrange spectacle que celui d'un gouvernement politique. On y voit, d'un côté, les hardis desseins de quelques indignes menées, et les ressorts secrets qu'ils font jouer pour établir leur injuste empire ; de l'autre, on y voit les nations qui se reposaient à l'ombre des lois, mises aux fers ; les vains efforts que fait une multitude d'infortunés pour s'affranchir de l'oppression, et les maux sans nombre que l'esclavage traîne à sa suite. Spectacle, à la fois horrible et magnifique où paraissent, tour à tour, le calme, l'abondance, les jeux, la pompe, les festins, l'adresse, la ruse, les artifices, les trahisons, les exactions, les vexations, la misère, l'exil, les combats, le carnage et la mort.

Quelques fois le despotisme s'établit tout à coup par la force des armes et une nation entière est violemment asservie ; mais ce n'est pas de cette marche de l'autorité légitime au pouvoir arbitraire que j'ai à parler dans cet ouvrage ; c'est des efforts lents et continus qui, courbant peu à peu sous le joug la tête des peuples, leur font perdre à longue et la force et l'envie de le secouer.

A bien considérer l'établissement du despotisme, il parait être la suite nécessaire du temps, des penchants, du coeur humain et de la défectuosité des constitutions politiques. Faisons voir comment, à leur faveur, le chef d'une nation libre usurpe le titre de maître et met enfin ses volontés à la place des lois. Passons en revue cette multiplicité de machines auxquelles le sacrilège audace des princes a recours, pour saper la constitution ; suivons leurs noirs projets, leur basses intrigues, leurs sourdes menées ; entrons dans les détails de leur funeste politique, dévoilons les principes de cet art trompeur, saisissons-en l'esprit général et rassemblons dans un même tableau les atteintes portées en tous lieux à la liberté. Mais en développant ce vaste sujet, ayons moins égard à l'ordre des temps qu'à la connection des matières.

Dès qu'une fois un peuple a confié à quelques-uns de ses membres le dangereux dépôt de l'autorité publique et qu'il leur a remis le soin de faire observer les lois, toujours enchaîné par elles, il voit tôt ou tard sa liberté, ses biens, sa vie à la merci des chefs qu'il s'est choisi pour le défendre.

Le prince vient-il à jeter les yeux sur le dépôt qui lui est confié ? Il cherche à oublier de quelles mains il les a reçu. Plein de lui même et de ses projets, chaque jour il supporte avec plus d'impatience l'idée de sa dépendance et il ne néglige rien pour s'en affranchir.

Dans un état nouvellement fondé ou reformé, porter à découvert des coups à la liberté et vouloir d'abord en ruiner l'édifice, serait une entreprise téméraire. Quand le gouvernement dispute à force ouverte la suprême puissance et que les sujets s'aperçoivent qu'on veut les asservir, ils ont toujours le dessus. Dès ses premières tentatives, réunis contre lui, ils font perdre en un instant le fruit de tous ses efforts et c'en est fait de son autorité, s'il ne témoigne la plus grande modération. Aussi n'est-ce point par des entreprises marquées que les princes commencent ordinairement à enchaîner les peuples ; ils prennent leurs mesures de loin, ils ont recours à la lime sourde de la politique ; c'est par des efforts soutenues, par des changements à peine sensibles, par des innovations dont on peut difficilement prévoir les conséquences ; qu'ils marchent en silence à leur but.

De l'amour de la domination.

Un bon prince est le plus noble des ouvrages du créateur, le plus propre à honorer la nature humaine, et à représenter la divine, mais pour un bon prince, combien de monstres sur la terre !

Presque tous sont ignorants, fastueux, superbes, adonnés à l'oisiveté et aux plaisirs. La plus part sont fainéants, lâches, brutaux, arrogants, incapables d'aucune action louable, d'aucun sentiment d'honneur. Quelques-uns ont de l'activité, des connaissances, des talents, du génie, de la bravoure, de la générosité : mais la justice, cette première vertu des rois, leur manque absolument. Enfin, parmi ceux qui sont nés avec les dispositions les plus heureuses, et chez qui ces dispositions ont été le mieux cultivées, à peine en est-il un seul qui ne soit jaloux d'étendre son empire, et de commander en maître ; un seul qui pour être despote ne soit prêt à devenir tyran.

L'amour de la domination est naturel au coeur humain, et dans quelque état qu'on le prenne, toujours il aspire à primer, tel est le principe des abus que les dépositaires de l'autorité font de leur puissance ; telle est la source de l'esclavage parmi les hommes.

Commençons par jeter un coup-d'oeil sur l'aptitude plus ou moins grande des peuples à conserver leur liberté : nous examinerons ensuite les moyens mis en jeu pour la détruire.

De l'étendue de l'Etat.

C'est à la violence que les états doivent leur origine ; presque toujours quelque heureux brigand en est le fondateur, et presque partout les lois ne furent, dans leur principe, que des règlements de police, propres à maintenir à chacun la tranquille jouissance de ses rapines.

Quelqu'impure que soit l'origine des états, dans quelques-uns l'équité sortit du sein des injustices, et la liberté naquit de l'oppression.

Lorsque de sages lois forment le gouvernement, la petite étendue de l'état ne contribue pas peu à y maintenir le règne de la justice et de la liberté ; et toujours d'autant plus efficacement qu'elle est moins considérable.

Le gouvernement populaire parait naturel aux petits états, et la liberté la plus complète s'y trouve établie.

Dans un petit état, presque tout le monde se connaît, chacun y a les mêmes intérêts ; de l'habitude de vivre ensemble naît cette douce familiarité, cette franchise, cette confiance, cette sûreté de commerce, ces relations intimes qui forment les douceurs de la société, l'amour de la patrie. Avantages dont sont privés les grands états, où presque personne ne se connaît, et dont les membres se regardent toujours en étrangers.

Dans un petit état ; les magistrats ont les yeux sur le peuple, et le peuple a les yeux sur les magistrats.

Les sujets de plainte étant assez rares, sont beaucoup mieux approfondis, plutôt réparés, plus facilement prévenus. L'ambition du gouvernement n'y saurait prendre l'essor sans jeter l'alarme, sans trouver des obstacles invincibles. Au premier signal du danger, chacun se réunit contre l'ennemi commun, et l'arrête. Avantages dont sont privés les grands états : la multiplicité des affaires y empêche d'observer la marche de l'autorité, d'en suivre les progrès ; et dans ce tourbillon d'objets qui se renouvellent continuellement, distrait des uns par les autres, on néglige de remarquer les atteintes portées aux lois ou on oublie d'en poursuivre la réparation. Or, le prince mal observé, y marche plus sûrement et plus rapidement au pouvoir absolu.

Des différents âges des nations.

A la naissance des sociétés civiles, un gros bon sens, des moeurs dures et agrestes, la force, le courage, l'audace, le mépris de la douleur, la fierté, l'amour de l'indépendance, forment le caractère distinctif des nations. Tout le temps qu'elles gardent ce caractère, est l'âge de leur enfance.

A ces vertus sauvages succèdent les arts domestiques, les talents militaires et les connaissances politiques nécessaires au maniement des affaires, c'est-à-dire, propres à rendre l'état formidable au-dehors, et tranquille au-dedans. Voilà l'époque de la jeunesse des nations.

Enfin, arrivent le commerce, les arts de luxe, les beaux arts, les lettres, les sciences spéculatives, les raffinements du savoir, de l'urbanité, de la mollesse, fruits de la paix, de l'aisance et du loisir ; en un mot, toutes les connaissances propres à rendre les nations florissantes. C'est l'âge de leur virilité, passé lequel elles vont en dégénérant, et marchent vers leur chute.

A mesure que les états s'éloignent de leur origine, les peuples perdent insensiblement l'amour de l'indépendance, le courage de repousser les ennemis du dehors, et l'ardeur de défendre leur liberté contre les ennemis du dedans. Alors aussi le goût de la mollesse les éloigne du tumulte des affaires et du bruit des armes ; tandis qu'une foule de nouveaux besoins les jette peu-à-peu dans la dépendance d'un maître.

Ainsi le développement de la force des peuples, diffère en tout point, du développement de la force de l'homme. C'est dans leur enfance qu'ils déploient toute leur vigueur, toute leur énergie, qu'ils sont le plus indépendants, le plus maîtres d'eux-mêmes : avantages qu'ils perdent plus ou moins en avançant en âge, et dont il ne leur reste pas même le souvenir dans la vieillesse. Telle est leur pente à la servitude, par le simple cours des événements.

Dans le nombre, il en est toutefois quelques-uns qui ont l'art de se mettre à couvert de l'injure des années, de braver le pouvoir du temps, et de conserver pendant une longue suite de siècles la vigueur de la jeunesse : nouveau phénomène qui distingue le corps politique du corps animal.

Des nations amies de la pauvreté.

Quand l'éducation n'a pas élevé l'âme, et que le mépris de l'or n'est pas inspiré par le gouvernement, la pauvreté abat le coeur et le plie à la dépendance, qui mène toujours à la servitude. Comment des hommes avilis par leur misère, connaitraient-ils l'amour de la liberté ? Comment auraient-ils l'audace de résister à l'oppression, et de renverser l'empire des hommes puissants devant lesquels ils se tiennent à genoux ?

Lorsque l'amour de la pauvreté est inspiré par les institutions sociales, c'est autre chose.

Tant que les richesses de l'état se trouvent bornées à son territoire, et que les terres sont partagées à peu près également entre ses habitants, chacun a les mêmes besoins et les mêmes moyens de les satisfaire ; or les citoyens, ayant entr'eux les mêmes rapports, sont presque indépendant les uns des autres : position la plus heureuse pour jouir de toute la liberté, dont un gouvernement soit susceptible.

Mais lorsque par une suite de rapines et de brigandages, par l'avarice des uns et la prodigalité des autres, les fonds de terre sont passés en peu de mains, ces rapports changent nécessairement : les richesses, cette voie sourde d'acquérir la puissance, en deviennent une infaillible de servitude ; bientôt la classe des citoyens indépendant s'évanouit, et l'état ne contient plus que des maîtres et des sujets.

Les riches cherchant à jouir, et les pauvres à subsister, les arts s'introduisent pour leurs besoins mutuels, et les indigents ne sont plus que des instruments du luxe des favoris de la fortune.

Amollis par des professions sédentaires et le luxe des villes, les artisans, les artistes et les marchands, avides de gain, deviennent de vils intrigants, dont l'unique étude est de flatter les passions des riches, de mentir, de tromper ; et comme ils peuvent jouir partout des fruits de leur industrie, ils n'ont plus de patrie.

A mesure que la population s'accroît, les moyens de subsistance deviennent moins faciles, et bientôt l'état n'est plus composé que d'une vile populace, que quelques hommes puissant tiennent sous le joug.

Aussi n'est-ce que chez les nations qui eurent la sagesse de prévenir les funestes effets du luxe, en s'opposant à l'introduction des richesses et en bornant la fortune des citoyens, que l'état conserva si longtemps la vigueur de la jeunesse.

Chez ces nations, les moeurs étaient sévères, les goûts épurés et les institutions sublimes.

La gloire, source féconde de ce que les hommes firent jamais de grand et de beau, y était l'objet de toutes les récompenses, le prix du mérite en tout genre, le salaire de tous les services rendus à la patrie.

C'était aux jeux olympiques, devant la Grèce assemblée, que le mérite littéraire était couronné. Un seul parmi une foule immense de candidats recevait la couronne, et la gloire dont il était couvert rejaillit toujours sur ses parents, ses amis, sa patrie, son berceau.

Les grands hommes étaient entretenus aux dépens de l'état, on leur dressait des statues, on leur élevait des trophées, on leur décernait des couronnes ou des triomphes, suivant qu'ils avaient bien mérité de la patrie.

Le souvenir des grandes actions était conservé par des monuments publics, et le héros y occupait la place la plus distinguée.

A ce sublime ressort qu'employèrent avec tant de succès quelques peuples de l'antiquité, que substituent les nations modernes ? L'or ? mais l'or est le salaire d'un flatteur, d'un baladin, d'un histrion, d'un mercenaire, d'un valet, d'un esclave. Ajoutez-le à ces récompenses divines, au lieu d'en relever le prix, vous ne fairez que les avilir, et la vertu cessera d'en être avide.

Tant que les nations amies de la pauvreté conservèrent leurs institutions politiques, la liberté régna dans l'état ; et elle y aurait régné aussi long temps que le soleil éclairera le monde, si elle n'avait pas eu à redouter le bouleversement des empires par l'ambition de leurs chefs.

Des vices de la Constitution politique.

C'est en profitant de ces vices, que les princes sont parvenus à se mettre au-dessus des lois.

Dans quelques gouvernements, les vices de la constitution se développent par le seul agrandissement de l'état, et mènent nécessairement le peuple à la servitude par le seul cours des événements : tel était celui de toutes les nations barbares qui se précipitèrent sur l'Europe vers la fin du troisième siècle, et qui s'y établirent après l'avoir ravagée.

Dans quelques autres gouvernements, la servitude est directement établie par le droit de la guerre, au mépris du droit des gens : tel était celui des Romains, et de presque toutes les monarchies fondées sur la féodalité.

Entre tant d'exemples que fournit l'histoire, le plus remarquable est celui des Francs ; traçons ici un léger crayon de leur établissement dans les Gaules, et jetons un coup d'oeil sur les vices capitaux de leur constitution politique ; nous aurons la preuve complète de cette vérité.

Les barbares qui s'établirent dans les Gaules, étaient sortis des forets de la Germanie, comme tous ceux qui dévastèrent l'empire romain. Pauvres, grossiers, sans commerce, sans arts, sans industrie, mais libres, ils ne tenaient à leurs terres que par des cases de jong ; ils vivaient du produit de leurs champs, de leurs troupeaux, de leur chasse, ou bien ils suivaient volontairement des chefs pour faire du butin.

Les chefs, nommés ducs ou princes, c'est à dire conducteurs ou commandeurs, étaient de simples citoyens qui se distinguaient par leur habilité, leur courage, et surtout leur éloquence : car c'est principalement de l'art de persuader que venait l'ascendant qu'ils avaient sur leurs compatriotes.

Quelque nom qu'ils portassent, ils n'étaient jamais considérés que comme les premiers entre égaux, et leur autorité n'était attachée qu'à leur mérite personnel : subordonnés à la volonté générale, comme le plus mince citoyen, elle les déposait et les remplaçait à son gré.

Chaque chef avait une troupe choisie qui s'attachait particulièrement à lui, s'engageait à le défendre, et l'accompagnait partout ; c'étaient ses fidèles compagnons : de son côté, il leur donnait des armes et des chevaux, sur la part qui lui revenait des rapines communes.

Quoique les Germains qui allaient au pillage, sous un chef, ne s'attachassent à lui que pour leur propre intérêt, et qu'ils lui obéissent volontairement, sans jamais y être forcés ; la considération qu'ils avaient pour sa personne, les disposait néanmoins à se soumettre encore plus volontiers à ses ordres. Et comme ils ne prévoyaient pas où pourrait les conduire un jour l'ascendant d'un capitaine, accoutumés à les commander, et la longue habitude de suivre ses ordres, ils ne prirent à son égard aucune précaution, n'imaginant pas que des hommes exercés aux armes et pleins de coeur, puissent jamais être maîtrisés, moins encore opprimés, par un individu qui ne primait que sous leur bon plaisir. Ainsi leur courage naturel faisait que chacun se reposait sur lui-même, ses parents et ses amis, du soin de sa fierté, de sa liberté, de ses vengeances.

Cette profonde sécurité ne tarda pas à favoriser les menées de l'ambition et de la politique.

L'influence qu'avait naturellement sur eux tout homme, depuis longtemps en possession de conduire leurs expéditions et d'arranger leurs différents, devait être considérable. Elle ne pouvait qu'augmenter encore, par le soin qu'il prenait de capter leur bienveillance, par les égards qu'il leur témoignait, par les cadeaux qu'il leur faisait, par les insinuations qu'il leur suggérait, par les promesses de dévouement et les serments de fidélité qu'il leur extorquait, quand ils étaient chauds de vin : promesses fatales, serments téméraires, qu'il ne manquait pas de leur rappeler à la première occasion. Voilà le principe de l'empire des princes et des rois : car dans l'origine les rois et les princes furent tous de simples chefs de brigands.

Le respect pour le père réfléchissait nécessairement sur les enfants, il paraissait naturel d'en attendre les mêmes services. Le désir qu'avait un chef de transmettre sa prééminence à ses fils, et le soin qu'il prenait de les charger de bonne heure de quelques coups de main, accoutumait leurs camarades à les voir à leur tête. Quand ils montraient de l'habileté et du courage, il était donc simple qu'ils succédassent au commandement, et que la place de capitaine se perpétua dans la famille. Voilà l'origine de la noblesse héréditaire : car la noblesse héréditaire ne fut d'abord que la succession aux dignités dans les mêmes familles.

Les Francs portèrent dans les Gaules leurs moeurs et leurs usages.

Des hommes asservis conquirent pour un maître, des hommes libres conquirent pour eux : ainsi tous ceux qui survécurent à la victoire, eurent part à la conquête, et partagèrent suivant leurs grades les terres enlevées aux vaincus. Celles que chacun reçut en propre se nommèrent allodiates.

Après la conquête, ayant à maintenir leurs nouvelles possessions, non seulement contre les anciens habitants du pays qu'ils avaient dépouilles, mais contre les ennemis du dehors, ils s'occupèrent du soin de les défendre : ce fut le principal objet de leur police : ils apportèrent donc à leur gouvernement les modifications qu'exigeait leur situation nouvelle. Tout homme libre en recevant une terre, s'engagea à marcher en armes contre l'ennemi commun, sous un chef de son choix, et le général de l'expédition resta chef de la colonie, sous le nom de roi.

La grandeur de l'état amena la multiplicité des affaires ; et la multiplicité des affaires, empêchant d'assembler la nation pour délibérer sur chacune, nécessita la stabilité de l'administration. Le prince se prévalut de la stabilité de l'administration, pour augmenter sa puissance, se fortifier contre la nation elle-même ; et rendre la couronne héréditaire. Ce fut la, sans doute, l'objet de ses premiers soins, et peut être celui des premières délibérations de l'armée

Dans son principe, le gouvernement des Francs était purement démocratique, comme celui des Germains. L'autorité souveraine résidait dans la nation assemblée et s'étendait sur chaque branche d'administration. Après la conquête le pouvoir d'élire le roi, de faire les lois, d'accorder des subsides, de frapper monnaie, de décider de la paix et de la guerre, de redresser les griefs publics, de prononcer définitivement sur les objets en litige, de réviser les procès : tout cela fut encore de son ressort.

Chef illustre de la nation, car elle se trouvait toute entière dans l'armée, le roi fut chargé de la puissance exécutive, du soin de veiller à l'observation des lois, à l'administration de la justice, au salut de l'état ; et pour subvenir aux frais du gouvernement, autant que pour défrayer sa maison, au lieu d'un revenu fixe, on lui assigna un vaste domaine. Ayant ainsi une multitude de terres à donner, il put récompenser les services, s'attacher ses anciens compagnons, s'en faire de nouveaux.

Le gouvernement féodal bien calculé pour de petites peuplades, ne pouvait convenir à une grande nation. Je ne dirai rien ici de l'atrocité de son droit des gens, qui était déstructif de toute liberté ; mais j'observerai qu'il manquait par le point le plus important... La sage distribution des pouvoirs ; et qu'il renfermait plusieurs causes d'anarchie, qui ne tardèrent pas à se développer et à mener au despotisme. Ainsi tous les inconvénients qui en résultèrent, provinrent de ce que les Francs qui s'établirent dans les Gaules se réunirent en un seul corps politique.

Relevons ici ses vices capitaux. La puissance législative, toujours sage lorsqu'elle s'exerce librement dans le calme, est semblable à un fleuve majestueux, qui roule paisiblement ses eaux dans les valons qu'il féconde. Mais la puissance exécutrice, confiée à un seul, est semblable à un torrent terrible, qui se cache sous terre en partant de sa source, et se remontre bientôt après pour sortir de son lit, rouler ses flots avec fracas, et renverser tout ce qui s'oppose à son cours impétueux. C'est d'elle seule que vinrent les maux effroyables que ce gouvernement a fait si longtemps à l'humanité.

Chef illustre de la nation, le prince (ai-je dit) fut constitué en dignité et en puissance, pour veiller à l'observation des lois, au maintien de la justice, au salut de l'état. Tant que la couronne fut élective, elle était presque toujours décernée à celui qui méritait le mieux de la porter : mais dès qu'elle devint héréditaire, le prince ne fit plus rien pour s'en rendre digne ; et bientôt corrompu par les plaisirs et la mollesse, il se reposa des soins du gouvernement sur ses favoris. Dès lors la raison ne fut plus écoutée dans le conseil, l'amour du bien public n'eut plus de part aux délibérations ; dès lors aussi le peuple ne vit plus dans son chef un serviteur fidèle, et trop souvent il y trouva un ennemi dangereux.

Dans un état bien constitue, la puissance publique doit être divisée en un grand nombre de magistratures, qui soient toutes dépendantes du peuple et toutes indépendantes l'une de l'autre ; qui se contrebalancent, se tempèrent et se répriment mutuellement. Mais cette distribution des pouvoirs : chef d'oeuvre de la sagesse, était au-dessus des conceptions d'une peuplade, à peine sortie de la barbarie. Or pour avoir mal fixé les limites du pouvoir qui fut confié au monarque, la constitution s'altéra insensiblement ; et pour avoir négligé les mesures propres à le contenir dans ses bornes, les ministres en abusèrent continuellement afin de rendre le prince indépendant du souverain, et de le mettre au dessus des lois.

Le droit de nommer à tous les emplois, et de disposer de toutes les charges de l'état, déféré au prince comme prérogative du trône, était une suite de celui qu'avait tout chef d'expéditions militaires de choisir ses compagnons d'armes - ainsi que le droit de distribuer les terres de la couronne était une suite de celui de distribuer en cadeaux la part du butin qui lui était échue.

Tant que les Francs coururent le monde et ne furent que guerriers, ces droits étaient sans inconvénients, il était impossible qu'un chef s'en servit, pour mettre sous le joug des hommes qui chérissaient l'indépendance et qui avaient les armes à la main. Mais une fois que les Francs eurent des établissements fixes, que l'armée fut dispersée sur un vaste terrain, que la nation ne sut plus ce qui se passait, et ne put plus se réunir contre ses oppresseurs ; les terres destinées à payer les services rendus à l'état ne furent plus employées qu'à payer les services rendus au prince, qui se prévalut du privilège de les accorder, pour se faire un nombre prodigieux de créatures, augmenter sa puissance, et se mettre en mesure de détruire la liberté publique.

L'hommage que les vassaux et les officiers du prince lui faisaient de leurs terres, venait de l'engagement que les compagnons d'un chef prenaient de le suivre dans ses expéditions. Ainsi des engagements contractés à table, le verre a la main, devinrent des institutions politiques qui donnèrent une foule de suppôts aux monarques, décidèrent du sort des empires, et fixèrent les destinés de l'Europe pendant une longue suite de siècles.

La maxime fondamentale du gouvernement féodal, que tous ceux qui étaient sous la puissance militaire d'un chef, étaient aussi sous sa puissance judiciaire, venait de l'usage où étaient les Francs, de prendre pour arbitre de leurs altercations le chef aux ordres duquel ils étaient habitues d'obéir. Ainsi, d'une simple condescendance résultat une maxime politique, qui confondit tous les pouvoirs réunis entre les mains des officiers du prince, le redoutable pouvoir de juger et le pouvoir militaire plus redoutable encore, ce qui couvrit la France de vexations, d'extorsions, de prévarications, d'attentats et d'assassinats juridiques.

Le droit déféré au prince, comme prérogative du trône, de convoquer les assemblées nationales n'était que celui qu'avaient les chefs de convoquer l'armée. Ce droit ne pouvait jamais devenir dangereux à une petite peuplade, qui ne subsistait que du produit de ses champs, de ses bestiaux, de sa chasse ou de ses rapines ; parce que leurs propres besoins obligeaient fréquemment les chefs de la convoquer. Mais chez un grand peuple qui à des moyens assurés de subsistance et dont le monarque a un vaste domaine ; les motifs de convoquer la nation sont beaucoup plus rares ; et l'embarras de l'assembler sur quelques points du royaume fait qu'elle n'est plus convoquée que pour des objets de la dernière importance. Encore le prince met-il tout en usage pour se dispenser de la convoquer, même dans les circonstances les plus urgentes. Ainsi, peu après la conquête, toutes les affaires se trouvèrent portées du sénat de la nation dans le cabinet du prince, ce qui le rendit d'emblée l'arbitre de l'état, en attendant qu'il en devint le maître. Pour réussir, il n'eut besoin que d'un peu d'adresse et de quelques talents. Pendant le cours d'un règne prospère, le peuple se néglige et s'endort dans la sécurité : tandis que le prince, ayant sans cesse les yeux ouverts sur ses intérêts, envahit tout et parvient à se rendre absolu. Il est vrai que les assemblées avaient le droit d'ordonner le redressement des griefs publics : mais elles ne se tenaient qu'une fois l'année, pendant quarante jours. Or, pour remédier aux abus, l'action réprimante du législateur n'était que momentanée ; au lieu que celle du gouvernement, pour multiplier les attentats, était continuelle.

Comme l'autorité suprême résidait dans la nation assemblée, cette autorité ne reçut aucune atteinte, tant que l'état eut peu d'étendue ; parce que la nation, peu nombreuse, s'assemblait toujours pour l'exercer par elle-même. Mais aussitôt que la nation fut dispersée sur une vaste étendue de pays, ne pouvant plus s'assembler en corps, elle fut réduite à le faire par ses représentants, et à confier la souveraine puissance à ses charges de pouvoir : dès lors la liberté n'eut plus de garants, plus de boulevards : car à un petit nombre près d'âmes élevées qui la chérissent pour elle-même, les hommes n'y tiennent que par les avantages qu'elle procure : or, toutes les fois qu'ils en trouvent de plus grands à la détruire qu'à la défendre, le désir d'augmenter leur bien-être particulier l'emporte nécessairement sur la crainte de participer au malheur commun : dès lors chacun renonçant à la patrie, ne cherche plus qu'à s'en rendre l'arbitre ou à la vendre à un maître. Ainsi, peu après la conquête, le gouvernement des Francs devint représentatif, et bientôt la nation perdit tous ses droits de souveraineté ; forcée, comme elle le fut par l'étendue de l'état, d'en remettre l'exercice à des hommes uniquement occupes de leurs intérêts personnels, et toujours tentés d'employer les pouvoirs dont ils étaient revêtus, pour satisfaire leur cupidité, leur avarice, leur ambition.

Dans un petit état, presque toujours borné au territoire d'une ville ou de quelques hameaux ; la nation, toute entière dans une peuplade pauvre et agreste, ayant les mêmes intérêts, les mêmes magistrats, les mêmes murailles, étant animée du même esprit, et faisant de la liberté son bien suprême, à toujours ses chefs sous les yeux ; elle éclaire de près leur conduite, et elle leur ôte jusqu'à l'idée de rien entreprendre contre le devoir. Mais dans un vaste état, la nation, divisée en plusieurs provinces, dont chaque canton, chaque ville, chaque bourg a des magistrats, des rapports et des intérêts particuliers, ne forme pas un tout bien uni : loin de s'intéresser également aux affaires publiques, les membres du souverain n'y prennent le plus souvent aucune part ; étrangers les uns aux autres, ils ne sont liés ni par la bienveillance, ni par l'estime, ni par l'amitié, ni par des avantages réciproques, ni par des droits communs, ni par la haine de la tyrannie, ni par l'amour de la liberté ; comment donc connaitraient-ils les devoirs du civisme, l'amour de la patrie ? Dès-lors il n'y à plus d'union dans le corps politique, l'homme se montre partout, et partout le citoyen disparaît. Ainsi, l'état ayant trop d'étendue, les délégués de la nation ne sont plus sous ses yeux : peu-à-peu ils s'accoutument à agir sans la consulter, déjà ils la comptent pour rien, bientôt ils trahissent sans scrupules ses intérêts, et ils finissent par trafiquer impunément de ses droits.

Dans un état où les hommes n'étaient devenus l'objet de la considération publique, qu'à raison de leurs lumières, de leur bravoure, de leurs vertus ; l'honneur d'être choisis pour représentants du peuple tomba nécessairement sur les chefs : dès cet instant, la nation fut dépouillée de l'autorité suprême, qui devint bientôt l'apanage des grands et des nobles.

Ainsi, par la simple extension de l'état, la forme primitive du gouvernement passa de la démocratie à l'aristocratie, sans que rien eut été changé à la constitution. J'aurais dû dire passa au despotisme, car les grands et les nobles étant tous des créatures de la cour, le prince se trouva seul maître de la souveraineté.

Quoique chaque délégué eut la liberté de proposer dans l'assemblée nationale ce qu'il jugeait à propos ; c'était au prince qui la présidait de fixer les objets sur lesquels elle devait statuer : car le droit de présidence, devenu prérogative de la couronne, était une suite naturelle de celui qu'avait le chef de l'armée de proposer les expéditions à faire. D'ailleurs ce droit ne pouvait être dévolu qu'à lui seul : car dès que la nation vint à former un grand peuple, le gouvernement eut une foule de nouvelles relations et au dedans et au dehors, que lui seul connaissait. Le prince, devenu de la sorte l'âme de toutes les délibérations, parvint bientôt à enchaîner le souverain, qui ne put plus voir que lorsque son premier serviteur lui ouvrait les yeux, ni parler que lorsqu'il l'intérogeait.

Une fois maître d'enchaîner l'activité du souverain, le prince l'empêcha de connaître des desseins cachés du cabinet, de l'abus que le gouvernement faisait de son autorité, des atteintes qu'il portait aux lois ; et il ne lui laissa plus que la liberté d'écouter ses demandes, de satisfaire à ses besoins, et de concourir à ses projets ambitieux. Dès cet instant, l'état se trouva dans la dépendance de son chef. Ainsi cette prérogative, peu ou point dangereuse chez un petit peuple qui avait toujours les yeux ouverts sur ses intérêts, et toujours les armes à la main, devint bientôt fatale à la liberté publique. C'est d'elle dont se servirent si souvent les rois des deux premières races, pour détourner l'attention publique de dessus les attentats du gouvernement, en la portant au dehors ; car alors ils ne manquaient jamais de pousser quelque province à la révolte, ou d'engager la nation dans quelque guerre étrangère. Or, à chaque expédition qu'ils faisaient, ayant de nouvelles armées à former, pour conquérir beaucoup, il fallait qu'ils répandissent beaucoup ; et comme toutes leurs richesses consistaient dans le domaine de la couronne, il fallait qu'ils ravissent sans cesse les terres et les dépouilles des vaincus, et qu'ils donnassent sans cesse ces terres et ces dépouilles : de là les troubles, les dissensions, les profusions, les vexations, les rapines et les brigandages qui remplissent les annales de ces règnes malheureux, faibles, durs et barbares.

La révolution que le seul agrandissement de l'état avait opérée dans la forme du gouvernement, ne se borna pas là.

Avant la conquête, la dignité de chef de l'armée, toujours revêtue du pouvoir judiciaire, était une véritable magistrature populaire. Mais, après la conquête, elle devint une simple commission royale : l'autorité des magistrats du peuple fut donc anéantie, en passant toute entière dans les mains du prince. Lorsque le prince ou ses officiers rendaient la justice, c'était toujours d'après le jugement d'un tribunal composé de notables. Dans le gouvernement primitif, ces notables étaient de simples citoyens, immédiatement tirés du corps du peuple, et tous intéressés à s'opposer aux jugements arbitraires d'un seul. Mais après la conquête, ces adjoints furent des tenanciers, conséquemment des créatures du chef, toujours prêtes à lui sacrifier les accusés. Aussi la justice, mal administrée par les barons, ne servit-elle qu'à en faire des oppresseurs.

Cette révolution en opéra bientôt une prodigieuse dans les moeurs de la nation. Avant la conquête, la fortune et la naissance ne déterminaient pas le choix du peuple - mais elles devenaient une récompense attachée aux dignités qu'il conférait : les talents et les vertus étaient donc des fruits naturels à la démocratie. Mais après la conquête, tous les grands emplois se trouvèrent conférés par le roi, et ils ne le furent qu'à ses favoris. Pour les obtenir, il ne fut plus question de se distinguer par un mérite supérieur, mais de plaire ; et bientôt les courtisans ne songèrent qu'à étudier les goûts du prince, à profiter de ses faiblesses, à se prêter à ses caprices, à flatter ses passions, à ramper à ses pieds. Dès lors l'amour de la gloire, le courage, la franchise, la générosité, l'élévation des sentiments, firent place à la souplesse, à l'adulation, à l'hypocrisie.

Il y à plus : pour obtenir ces emplois, presque toujours il fallut écarter des concurrents ; les favoris se les disputèrent donc entr'eux, et bientôt ils ne furent plus occupés qu'à se supplanter l'un l'autre. Dès lors la franchise, la vérité la droiture firent place à la dissimulation, à la fourberie, à la perfidie, aux trahisons.

Leur coeur, toujours ouvert à l'ambition, se ferma à tout sentiment généreux, pour s'ouvrir à mille passions honteuses, la voix de l'honneur ne se fit plus entendre, les liens du sang et de l'amitié furent détruits.

La nation n'exerçant plus le droit de faire les lois et de nommer aux emplois, perdit bientôt toute considération ; les valets de la cour, à la fois insolents et rampants, dédaignèrent le peuple, et s'enorgueillirent de ramper sous un maître.

Ainsi se placèrent dans leur âme, à coté des vices qui déshonorent l'humanité, tous ceux qui l'humilient, le dédain, la hauteur et l'orgueil.

Le caractère national n'en fut pas moins dégradé. Dès que le peuple eut perdu le pouvoir suprême, il n'entra plus pour rien dans l'administration de l'état, il ne prit plus part aux affaires ; dès lors indifférent au bien public, il ne s'occupa que de ses intérêts particuliers, et bientôt, faute d'aliments, l'amour de la patrie s'eteignit dans tous les coeurs.

Après avoir perdu l'exercice de ses droits, le peuple en perdit peu à peu la connaissance : alors il cessa de les défendre contre les atteintes du gouvernement, dont il devint enfin la proie.

Couverts à la fois d'honneurs et d'infamie, les courtisans voulurent être respectés ; ils se rendirent redoutables : comme le prince, couvert à la fois de dignités et de crimes, se rendit terrible pour se rendre sacré. Dès ce moment, tous les rapports furent renversés : condamné au mépris par ses propres agents, le peuple les environna de respects ; et le souverain dépouillé de sa puissance par ses mandataires, tomba aux pieds de ses propres serviteurs, et adora en tremblant l'ouvrage de ses mains.

Après avoir tout envahi, le despote travailla à tenir à ses pieds la nation abattue. Non content de s'être rendu sacré au peuples opprimés, il leur fit un crime du simple désir de secouer le joug : dès lors, machinant avec sécurité contre la patrie, il put impunément consommer sa perte : le souverain lui-même se vit traiter en criminel, toutes les fois qu'il entreprit de ramener au devoir son coupable délégué.

C'est ainsi que, dans le gouvernement féodal, on voyait sans cesse, par le simple cours des choses, les inconvénients naître des inconvénients, les abus des abus, les désordres des désordres, la liberté conduire à la licence, la licence à l'anarchie, l'anarchie au despotisme, le despotisme à la tyrannie, la tyrannie à l'insurrection, l'insurrection à l'affranchissement, l'affranchissement à un gouvernement libre et régulier.

Ne terminons point cet article, sans dire un mot de l'atrocité du droit de la guerre chez les Francs.

Chez les peuples modernes, souvent le conquérant sacrifie tout à son ambition, à ses fureurs, à ses vengeances - et rarement les peuples prennent-ils part à la querelle entre le prince légitime et l'usurpateur : peu inquiets lequel des deux triomphera ; aussitôt que l'un est défait, ils se donnent à l'autre, et si la fortune les ramène sous le joug de leur ancien maître, ils ne songent pas seulement à se justifier devant lui. Mais chez les Francs, les vaincus étaient réduits en servitude, et tous leurs biens devenaient la proie du vainqueur.

L'esclavage, produit à main armée, est un état violent durant lequel le gouvernement reçoit de fortes secousses des peuples qui cherchent à recouvrer leur liberté - alors l'état est semblable à un corps robuste qui secoue souvent ses chaînes, et qui les brise quelquefois. Aussi, pour retenir les peuples dans les fers, les princes ont-ils jugé plus sûr de les conduire peu à peu à l'esclavage, en les endormant, en les corrompant, et en leur faisant perdre jusqu'à l'amour, jusqu'au souvenir, jusqu'à l'idée de la liberté. Alors l'état est un corps malade qu'un poison lent pénètre et consume, un corps languissant qui est courbé sous le poids de sa chaîne, et qui n'a plus la force de se relever.

Ce sont les moyens artificieux employés par la politique pour amener les peuples à cet affreux état, que je me propose particulièrement de développer dans cet ouvrage.

Du pouvoir du temps.

Le premier coup que les princes portent à la liberté, n'est pas de violer avec audace les lois, mais de les faire oublier. Pour enchaîner les peuples, on commence par les endormir.

Tandis que les hommes ont la tête échauffée des idées de liberté, que l'image sanglante de la tyrannie est encore présente à tous les esprits, ils détestent le despotisme, ils veillent d'un oeil inquiet sur toutes les démarches du gouvernement. Alors le prince craintif se garde bien de faire aucune entreprise : il parait au contraire le père de ses sujets, et son règne celui de la justice. Dans les premiers temps, l'administration est même si douce, qu'il semble qu'elle ait en vue d'augmenter la liberté, loin de chercher à la détruire.

N'ayant rien à débattre, ni sur leurs droits qu'on ne conteste point, ni sur leur liberté qu'on n'attaque point, les citoyens deviennent moins soigneux à éclairer la conduite de leur chef : peu à peu ils cessent de se tenir sur leurs gardes, et ils se déchargent enfin de tout soucis pour vivre tranquilles à l'ombre des lois.

Ainsi, à mesure qu'on s'éloigne de l'époque orageuse où la constitution prit naissance, on perd insensiblement de vue la liberté. Pour endormir les esprits, il n'y à donc qu'à laisser aller les choses d'elles-mêmes. On ne s'en fie pourtant pas toujours là-dessus au seul pouvoir du temps.

Des fêtes.

L'entrée au despotisme est quelquefois douce et riante. Ce ne sont que jeux, fêtes, danses et chansons. Mais dans ces jeux, le peuple ne voit point les maux qu'on lui prépare, il se livre aux plaisirs, et fait retentir les airs de ses chants d'allégresse.

Insensées, tandis qu'ils s'abandonnent à la joie, le sage entrevoit déjà les malheurs qui menacent de loin la patrie, et sous lesquelles elle succombera un jour : il découvre dans ces fêtes les premiers pas de la puissance au despotisme ; il aperçoit les chaînes couvertes de fleurs, prêtes à être étendues sur les bras de ses concitoyens. « Ainsi les matelots se livrent à une joie indiscrète, lorsqu'ils aperçoivent du rivage l'haleine des vents enfler doucement les voiles, et rider la surface des eaux ; tandis que l'oeil attentif du pilote voit à l'extrémité de l'horizon s'élever le grain qui va bientôt bouleverser les mers. »

Des entreprises publiques.

Au pouvoir du temps et des fêtes on joint la distraction des affaires ; on entreprend quelques monument national ; on fait construire des édifices publics, des grands chemins, des marchés, des temples. Les peuples, qui ne jugent que sur l'apparence, croient le prince tout occupé du bien de l'état, tandis qu'il ne l'est que de ses projets ; ils se relâchent toujours davantage, et ils cessent enfin d'avoir l'oeil sur leur ennemi.

Dès que les esprits commencent à n'être plus tendus, les vices du gouvernement commencent à se développer ; et le prince toujours éveillé sur ses intérêts, ne songe qu'à étendre sa puissance : mais il à soin d'abord de ne rien faire qui puisse détruire cette profonde sécurité.

Gagner l'affection du peuple.

Ce n'est pas assez de commencer par endormir les esprits, les princes travaillent encore à se les concilier ; et ce que font les uns pour distraire l'attention du peuple, les autres le font pour gagner son affection.

Le peuple romain qui distribuait les faisceaux et donnait le commandement des armées, ce maître absolu de la terre était passionné des spectacles : la magnificence des fêtes fut le moyen dont se servirent, pour se l'attacher, ceux qui lui ravirent sa puissance et sa liberté.

Pour captiver le peuple, les princes ont quelquefois recours aux largesses.

César, parvenu à l'empire, combla de dons ses officiers, ses soldats, et le peuple. Alors on entendit de tous côtés la stupide multitude s'écrier vive l'empereur ; tel ramassant un sesterce s'épuisait en éloges sur la libéralité de son nouveau maître.

Lorsque Charles II monta sur le trône d'Espagne, le premier soin de ses ministres fut de ramener l'abondance dans l'état : à cet appas, ils joignirent celui des spectacles ; jamais on ne vit tant de combats de taureaux, tant de comédies, tant de jeux, tant de fêtes au goût de la nation.

Louis XIV allant plus loin, s'étudia à gagner les coeurs par ses manières, ses prodigalités, sa magnificence. Il avait soin que personne ne sortit mécontent de sa présence ; il s'assurait par des emplois de ceux qui lui étaient suspects, et s'attachait par des bienfaits la foule avide des courtisans. A la cour, il donnait des festins, des feux d'artifice, des bals masques, des tournois, des spectacles. Dans les campagnes, il répétait ces fêtes, il visitait dans sa pompe les villes conquises, invitait à sa table les femmes de qualité, faisait des gratifications aux militaires, jetait de l'or à la populace et il était élevé jusqu'aux nues.

Louis I, roi d'Espagne, signala les commencements de son règne en comblant de grâces et de bienfaits tous ceux qui l'approchaient.

Mais ce n'est pas aux dons seuls qu'ont recours les princes pour gagner l'affection des peuples.

En montant sur le trône, Ferdinand débuta par des actes apparents de bonté ; il donna ordre qu'on ouvrit les prisons à tous ceux qui y étaient détenus pour crimes non capitaux, il publia une amnistie en faveur des déserteurs et des contrebandiers, il assigna deux jours de la semaine pour recevoir les suppliques de ses sujets, et leur donner audience.

Avant de paraître en public, quelquefois Elisabeth commandait à ses gardes de frapper sur la populace : puis, comme si elle eut été réellement fâchée qu'ils eussent suivi ses ordres, elle relevait aigrement leur brutalité, et s'écriait que ses sujets étaient ses enfants, qu'on se garda bien de leur faire outrage. Séduits par ces faux airs de bienveillance, les malheureux se précipitaient à ses pieds, en bénissant leur reine.

C'est souvent par une condescendance affectée que les princes s'attachent à gagner les coeurs.

Le peuple de Venise admire la bonté de ses maîtres, lorsqu'il voit chaque année le doge à la tête du sénat, rendu à Sainte-Marie Formose pour y acquitter un voeu, ne pas dédaigner un chapeau de paille et deux bouteilles de vin, que les artisans de la paroisse ont coutume de lui offrir : lorsqu'il voit le doge accepter quelques melons que les jardiniers viennent lui présenter le premier août, et leur permettre de l'embrasser ; lorsqu'il voit tous les sénateurs assister le jour du mardi gras au massacre d'un taureau ou à quelqu'autre fête populaire ; lorsqu'il voit le grand-conseil le jour de la fête-dieu, passer en procession dans la place Saint-Marc, chaque noble ayant à sa droite un mendiant. Qui le croirait ? Les princes marchent quelquefois au despotisme par une route qui semblerait devoir les en éloigner.

Afin d'augmenter leur autorité, quelques-uns, par un raffinement de politique, veulent paraître justes, bons, modérés : pour tromper les autres, ils se revêtent eux-mêmes du manteau de la bonne foi.

Ximène s'étant rendu l'idole des Castillans par la pureté apparente de ses moeurs, ses aumônes, sa munificence, son hypocrisie, parvint à bannir de leurs coeurs toute défiance ; et ils le laissèrent tramer à son aise contre la liberté publique, solder de ses épargnes des troupes mercenaires, et augmenter l'autorité royale.

Le peuple de Terre-ferme enchanté des manières populaires des podestats, vante la douceur du gouvernement de la seigneurie. En voyant les inquisiteurs d'état écouter favorablement ses plaintes, et tenir les grands jours pour la recherche des nobles du pays qu'il n'aime point, il s'imagine qu'elle n'a pour but que le soin de sa défense, et il bénit l'équité de ses maîtres.

D'autre fois ceux qui commandent flattent l'ambition du peuple pour mieux masquer la leur ; ils ne lui parlent que de ses droits, ils affectent un zèle extrême pour ses intérêts et s'érigent en tyrans, en feignant de le défendre. Voilà comment les princes de l'Europe en usèrent avec le peuple pour écraser les nobles, et fonder un gouvernement absolu sur les ruines du gouvernement féodal.

Mais, que ne mettent-ils point en oeuvre pour captiver leurs sujets ? Quelques-uns s'attachent à rendre le peuple heureux : puis saisissant avec adresse le moment où il vient à vanter son bonheur, ils affectent du dégoût pour l'empire, ils feignent d'être las du fardeau de la couronne, de vouloir abdiquer : puis ils se font presser de continuer à tenir les rênes de l'état : ruse funeste, ces fourbes ayant alors la confiance aveugle de la nation, et les moyens d'en abuser.

De l'appareil de la puissance.

Dans un sage gouvernement, les fonctionnaires publics doivent porter les attributs de leurs dignités : les honneurs qu'on leur rend sont censés rendus au peuple, dont ils sont les mandataires ; la pompe dans laquelle ils paraissent lorsqu'ils sont en fonctions n'est point pour eux, ils ne sont que des piliers auxquels sont suspendues les enseignes nationales.

Mais bientôt le vulgaire perd de vue ces utiles vérités ; peu d'hommes savent même distinguer de ces enseignes la personne qui les porte : ignorance dont les princes profitent habilement pour se mettre à la place de la nation, ne jamais se montrer que dans l'éclat de la majesté royale ; et prétendre néanmoins que, revêtus ou dépouillés des ornements de la royauté, ils n'en sont pas moins des objets sacrés de vénération, lors même que le destin les à précipités du trône.

Quoiqu'il en soit : aux yeux du peuple, la pompe des princes fait partie de leur puissance ; aussi la plupart se sont-ils étudié à en imposer par un appareil menaçant.

Quand ils se montrent en public, c'est toujours avec les attributs de l'autorité suprême. Quelquefois ils font porter devant eux le glaive de justice, le sceptre et les faisceaux. Souvent ils se font accompagner en pompe par les grands officiers de la couronne ; par le nombreux cortège de leurs courtisans, et presque toujours par la bande formidable de leurs satellites.

Ils ont soin aussi d'entretenir le faste de leurs maisons, dans la crainte qu'en cessant de faire les maîtres, les grands qui les approchent ne cessent de faire les sujets ; ils en imposent toujours par un ton impérieux ; et afin de mieux apprendre aux peuples à les respecter, ils introduisent dans leur cour un cérémonial imposant : quelques-uns vont même jusqu'à ordonner qu'on ne les serve et qu'on ne leur parle qu'à genoux.

Dans les pays de l'Orient, les princes emploient plus d'art encore pour se faire révérer et obéir aveuglement.

Renfermés dans leurs palais au milieu de leurs esclaves, ils se font rarement voir en public ; mais toujours dans la pompe la plus imposante, toujours accompagnés d'une garde nombreuse richement vêtue, toujours environnés de leurs ministres couverts d'or et de perles, qui baissent les yeux et attendent les ordres de leur maître dans un profond silence.

Ce soin que les princes ont pour eux-mêmes, ils l'ont pour leurs officiers : jaloux de faire paraître dans les magistrats, non l'homme de la loi, mais l'homme constitué en dignités.

Parmi les édits que Jacques Ier rendit en 1613, les membres de son conseil d'Ecosse eurent ordre de ne point aller à pied dans les rues, mais en voiture et en grand habit.

Philippe II, roi d'Espagne, ordonna par un décret particulier à tous les membres des conseils supérieurs et des chancelleries de ses états, de ne jamais paraître en public qu'avec de longues robes et la barbe.

Les princes ne sont pas moins attentifs à se ménager entr'eux les mêmes respects. Voyagent-ils ? ils se reçoivent avec pompe, ils se traitent avec magnificence, ils se prodiguent tous les honneurs ; et pour que le peuple soit d'autant plus frappé de la grandeur des maîtres, toujours de hautes marques de distinction sont accordées à leur suite.

Rien ne sert mieux les princes que le soin qu'ils ont de fixer l'admiration du vulgaire sur leur personne, par l'appareil de la puissance. En voyant ses agents entourées de brillants satellites, le peuple n'ose porter sur eux des regards assurés; les sages eux-mêmes ont peine à se défendre d'une certaine vénération pour la morgue environnée de tant de lustre, si tant est que ce qu'il y à de moins méritant au monde puisse être illustré.



Jean-Paul Marat


chapitres suivants


dernière modif : 12 Jun. 2001, /francais/chaine1f.html