La Révolution Française
Louis Sébastien Mercier,
Les tableaux de Paris

La Population de la capitale

M. de Buffon (que je n'appellerai pas le comte de Buffon, car il y a tant de comtes) soutient que la force de cette ville pour le maintien de sa population a augmenté depuis cent ans d'un quart, et que sa fécondité est plus que suffisante pour sa population. Chaque mariage, dit-il, produit quatre enfants ; il se fait chaque année environ quatre à cinq mille mariages, et le nombre des baptêmes monte à dix-huit, dix-neuf et vingt mille. Ainsi ceux qui entrent à la vie semblent égaler en nombre ceux qui en sortent ; proportion qui a quelque chose d'admirable, et qui démontre à l'oeil attentif un plan soutenu dans la circulation de la vie et de la mort.

Il meurt à Paris, année commune, vingt mille personnes environ ; ce qui, selon le même observateur, paraît donner une population de sept cent mille âmes, en comptant trente-cinq vivants pour un mort. Tous les grands hivers augmentent cette mortalité. Elle s'est trouvée en 1709 de 30 000 ; en 1740 de 24 000.

D'après les mêmes observations, il naît à Paris plus de garçons que de filles, et il y meurt plus d'hommes que de femmes, non seulement dans la proportion des naissances des mâles, mais encore considérablement au-delà de ce rapport ; car, sur dix ans de vie courante, les femmes ont un an de plus que les hommes à Paris ; ainsi la différence est d'un neuvième entre le sort final des hommes et des femmes dans cette capitale, nommée par le petit peuple le paradis des femmes, le purgatoire des hommes et l'enfer des chevaux.

Il y a des jours qu'il sort des portes de la capitale trois cent mille hommes à épaisses colonnes, dont soixante mille en équipages ou à cheval : il s'agit d'une réjouissance, d'une revue, d'une fête publique. Six heures après, cette foule immense se dissipe ; chacun retourne chez soi : la place, dont les limites étaient ferrées, dont les barrières étaient renversées par l'affluence prodigieuse du peuple qui criait miséricorde, se vide, demeure nue et déserte ; et de tant d'hommes assemblés et pressés, chacun a son asile ou son trou à part.

Le jour de la promenade de Longchamp, toute la ville sort, quelque temps qu'il fasse : c'est le jour marqué par l'usage, pour faire voir à tout Paris son équipage, ses chevaux et ses laquais. On ne fait pas la révérence à la promenade, comme dans un salon ; celle-là a un caractère de légèreté que n'attraperait jamais le plus leste étranger.

Depuis le désastre arrivé à la place de Louis XV, il y a dix années, où quinze à dix-huit cents personnes furent étouffées, à la suite d'un déplorable feu d'artifice, il y a beaucoup d'ordre et d'exactitude dans toutes les fêtes publiques, et l'on ne saurait donner trop d'éloge à la vigilance et à l'adresse qui règnent en cette partie.

D'après cette affluence inconcevable, qui étonne les yeux les plus accoutumés à ce spectacle, on ne sera pas surpris d'apprendre que la seule ville de Paris rapporte au roi de France près de cent millions par an, en y comprenant tout, les entrées, les dixièmes, les capitations et toutes les impositions fiscales, qui formeraient un dictionnaire. Cette épouvantable somme, que produit un point si étroit, se renouvelle chaque année ; et ce n'est pas sans raison que les monarques français appellent la capitale notre bonne ville de Paris : c'est une bonne vache à lait. Sous le règne de Louis le Gros, les entrées de Paris rapportaient douze cents livres.

La cour est fort attentive aux discours des Parisiens, elle les appelle les grenouilles. Que disent les grenouilles ? se demandent souvent les princes entre eux. Et, quand les grenouilles frappent des mains à leur apparition, ou au spectacle, ou sur le chemin de Sainte-Geneviève, ils sont très contents. On les punit quelquefois par le silence ; en effet, ils peuvent lire dans le maintien du peuple les idées qu'on a sur leur compte : l'allégresse ou l'indifférence publique ont un caractère bien marqué. L'on prétend qu'ils sont sensibles à la réception de la capitale, parce qu'ils sentent confusément que dans cette multitude il y a du bon sens, de l'esprit, et des hommes en état de les apprécier, eux et leurs actions ; or ces hommes, on ne sait trop comment, déterminent le jugement de la populace.

La police a soin, dans certaines circonstances, de payer de fortes gueules qui se répandent dans différents quartiers, afin de mettre les autres en train, ainsi qu'elle soudoie des chienlits pendant les jours gras ; mais les vrais témoignages de l'allégresse publique, ainsi que du contentement du peuple, ont un caractère que rien n'imite.

On en est au dixième plan de Paris ; mais il déborde toujours ses limites ; la clôture n'en est pas encore fixée, et ne saurait l'être.

Je m'égare, je me perds dans cette ville immense ; je ne reconnais plus moi-même les quartiers nouveaux. Les marais qui produisent les légumes reculent et font place à des édifices. Voilà Chaillot, Passy, Auteuil bien liés à la capitale ; encore un peu, Sèvres y touche ; et, si l'on prolonge d'ici à un siècle jusqu'à Versailles, de l'autre côté à Saint-Denis, et du côté de Picpus à Vincennes, ce sera là pour le coup une ville plus que chinoise.


dernière modif : 04 Apr. 2001, /francais/populf.html