Véretz, 10 mars 1820.
MONSIEUR,
C'est l'imprimerie qui met le monde à mal. C'est la lettre moulée qui fait qu'on assassine depuis la création ; et Caïn lisait les journaux dans le paradis terrestre. Il n'en faut point douter, les ministres le disent ; les ministres ne mentent pas, à la tribune surtout.
Que maudit soit l'auteur de cette damnable invention, et avec lui ceux qui en ont perpétué l'usage, ou qui jamais apprirent aux hommes à se communiquer leurs pensées ! pour telles gens l'enfer n'a point de chaudières assez bouillantes. Mais remarquez, Monsieur, le progrès toujours croissant de perversité. Dans l'état de nature célébré par Jean-Jacques avec tant de raison, l'homme, exempt de tout vice et de la corruption des temps où nous vivons, ne parlait point, mais criait, murmurait ou grognait, selon ses affections du moment. Il y avait plaisir alors à gouverner. Point de pamphlets, points de journaux, point de pétitions pour la Charte, point de réclamations sur l'impôt. Heureux âge qui dura trop peu !
Bientôt des philosophes, suscités par Satan pour le renversement d'un si bel ordre de choses, avec certains mouvements de langue et des lèvres, articulèrent des sons, prononcèrent des syllabes. Où étais-tu Seguier ? Si on eut réprimé dès le commencement ces coupables excès de l'esprit anarchique, et mis au secret le premier qui s'avisa de dire ba be bi bo bu, le monde était sauve ; l'autel sur le trône, ou le trône sur l'autel, avec le tabernacle, affermis pour jamais, en aucun temps il n'y eût eu de révolutions. Les pensions, les traitements augmenteraient chaque année. La religion, les moeurs... Ah ! que tout irait bien ! Nymphes de l'Opera, vous auriez part encore à la mense abbatiale et au revenu des pauvres. Mais fait-on jamais rien à temps ? Faute de mesures préventives, il arriva que les hommes parlèrent, et tout aussitôt commencèrent à médire de l'autorité, qui ne le trouva pas bon, se prétendit outragée, avilie ; fit des lois contre les abus de la parole ; la liberté de la parole fut suspendue pour trois mille ans, et, en vertu de cette ordonnance, tout esclave qui ouvrait la bouche pour crier sous les coups ou demander du pain, était crucifié, empalé, étranglé, au grand contentement de tous les honnêtes gens. Les choses n'allaient point mal ainsi, et le gouvernement était considéré.
Mais, quand un Phénicien (ce fut, je m'imagine, quelque manufacturier, sans titre, sans naissance) eut enseigné aux hommes à peindre la parole, et fixer par des traits cette voix fugitive, alors commencèrent les inquiétudes vagues de ceux qui se lassaient de travailler pour autrui, et en même temps le dévouement monarchique de ceux qui voulaient à toutes forces qu'on travaillât pour eux. Les premiers mots tracés furent liberté, loi, droit, équité, raison ; et dès lors on vit bien que cet art ingénieux tendait directement à rogner les pensions et les appointements. De cette époque datent les soucis des gens en place, des courtisans.
Ce fut bien pis, quand l'homme de Mayence [aussi peu noble, je le crois, que celui de Sidon (40)] à son tour eut imaginé de serrer entre deux ais la feuille qu'un autre fit de chiffons réduits en pâte ; tant le démon est habile à tirer parti de tout pour la perte des âmes ! L'Allemand, par tel moyen, multipliant ses traits de figures tracées qu'avait inventées le Phénicien, multiplia d'autant les mots que fait la pensée. O terrible influence de cette race qui ne sert ni Dieu ni le roi, adonnée aux sciences mondaines, aux viles professions mécaniques ! engeance pernicieuse, que ne ferait-elle pas si on la laissait faire, abandonnée sans frein à ce fatal esprit de connaître, d'inventer et de perfectionner ! Un ouvrier, un misérable ignoré dans son atelier, de quelques guenilles fait une colle, et de cette colle, du papier qu'un autre rêve de gaufrer avec un peu de noir ; et voilà le monde bouleversé, les vieilles monarchies ébranlées, les canonicats en péril. Diabolique industrie ! rage de travailler, au lieu de chômer les saints et de faire pénitence ! Il n'y a de bon que les moines, comme dit M. de Coussergue (41), la noblesse présentée, et messieurs les laquais. Tout le reste est perverti, tout le reste raisonne, ou bientôt raisonnera. Les petits enfants savent que deux et deux font quatre. O tempora ! O mores ! O M. Clauzel de Coussergue, ô Marcassus de Marcellus (42).
Tant il y a qu'il n'y a plus qu'un moyen de gouverner, surtout depuis qu'un autre émissaire de l'enfer a trouvé cette autre invention de distribuer chaque matin à vingt ou trente mille abonnés une feuille où se lit tout ce que le monde dit et pense, et les projets des gouvernants et les craintes. des gouvernés. Si cet abus continuait, que pourrait entreprendre la cour, qui ne fut contrôlé d'avance, examiné, jugé, critiqué, apprécié ? Le public se mêlerait de tout, voudrait fourrer dans tout son petit intérêt, compterait avec la trésorerie, surveillerait la haute police et se moquerait de la diplomatie. La nation enfin ferait marcher le gouvernement, comme un cocher qu'on paye, et qui doit nous mener, non où il veut, ni comme il veut, mais où nous prétendons aller, et par le chemin qui nous convient ; chose horrible à penser, contraire au droit divin et aux capitulaires.
Mais comme si c'était peu de toutes ces machinations contre les bonnes moeurs, la grande propriété et les privilèges des hautes classes, voici bien autre chose. On mande de Berlin que le docteur Kirkausen, fameux mathématicien, a depuis peu imaginé de nouveaux caractères, une nouvelle presse maniable, légère, mobile, portative, à mettre dans la poche, expéditive surtout, et dont l'usage est tel, qu'on écrit comme on parle, aussi vite, aisément : c'est une tachitypie. On peut, dans un salon, sans que personne s'en doute, imprimer tout ce qui se dit, et, sur le lieu même, tirer à mille exemplaires toute la conversation, à mesure que les acteurs parlent. La plume, de cette façon, ne servira presque plus, va devenir inutile. Une femme, dans son ménage, au lieu d'écrire le compte de son linge à laver, ou le journal de sa dépense, l'imprimera, dit-on, pour avoir plus tôt fait. Je vous laisse à penser, Monsieur, quel déluge va nous inonder, et ce que pourra la censure contre un pareil débordement. Mais on ajoute, et c'est le pis pour quiconque pense bien ou touche un traitement, que la combinaison de ces nouveaux caractères est si simple, si claire, si facile à concevoir, que l'homme le plus grossier apprend en une leçon à lire et à écrire. Le docteur en a fait publiquement l'expérience avec un succès effrayant, et un paysan qui, la veille, savait à peine compter ses doigts, après une instruction de huit à dix minutes, a composé et distribué aux assistants un petit discours, fort bien tourné, en bon allemand, commençant par ces mots : Despotès ho nomos ; c'est-à-dire, comme on me l'a traduit, la loi doit gouverner. Où en sommes-nous, grand Dieu ! Qu'allons-nous devenir ! Heureusement l'autorité avertie a pris des mesures pour la sûreté de l'État : les ordres sont donnés ; toute la police de l'Allemagne est à la poursuite du docteur, avec un prix de cent mille florins à qui le livrera mort ou vif, et on attend à chaque moment la nouvelle de son arrestation. La chose n'est pas de peu d'importance ; une pareille invention, dans le siècle où nous sommes, venant à se répandre, c'en serait fait de toutes les bases de l'ordre social ; il n'y aurait plus rien de caché pour le public. Adieu les ressorts de la politique : intrigues, complots, notes secrètes ; plus d'hypocrisie qui ne fût bientôt démasquée, d'imposture qui ne fût démentie. Comment gouverner après cela ?