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Jean-Paul Marat


LES CHAÎNES DE L'ESCLAVAGE (7)
Des coups d'état.
Des mesures violentes.
Du cérémonial et du style de chancellerie.
Le peuple forge ses fers.
Du Despotisme.
De la crainte des Supplices.

LES CHAÎNES DE L'ESCLAVAGE (7)

Des coups d'état.

Tel qu'un fleuve mine lentement les digues qu'on lui oppose, et les rompt tout à coup ; ainsi le pouvoir exécutif agit sourdement, et renverse enfin toutes ses barrières.

Il n'est point de moyens que les princes n'emploient pour usurper la puissance suprême.

« La justice, la bonté, l'honneur, la vertu, ne sont faites que pour des particuliers, disent les fauteurs du despotisme : c'est par d'autres principes que doivent se conduire ceux qui tiennent les rênes de l'état. Tout est permis pour monter sur le trône ; et quand on y est assis, on doit tout immoler à son propre agrandissement. Sur le moindre soupçon, il faut sacrifier tous ceux qui donnent de l'ombrage ; il ne faut ni respecter sa parole, ni garder la foi donnée, ni épargner le sang ». Ces horribles leçons, on les érige en maximes de politique, et ces funestes maximes ont produit les plus odieux forfaits, décorés du grand nom de coups d'état.

Combien de ces coups d'état, couverts des ténèbres de la nuit ; mais combien encore dans l'histoire !

Pisistrate ayant obtenu des Athéniens cinquante hommes armés de bâtons pour le défendre, prétexte de faux dangers pour se faire une garde nombreuse, qu'il arme complètement et dont il se sert pour asservir ses maîtres.

Pour s'emparer du gouvernement de Syracuse Agatocles convoque le sénat et le peuple, fait égorger par sa garde tous les sénateurs et les plus illustres citoyens : puis il monte sur le trône.

Pour renverser d'un seul coup le pouvoir des nobles Napolitains, et s'emparer de l'autorité suprême, Alphonse, fils de Ferdinand, fait assassiner les plus puissants barons.

Pour soumettre entièrement la Romagne, César Borgia y envoie Renaro Dorca pour se défaire de tous ceux qui s'opposeraient à ses desseins. Mais craignant que les cruautés inouïes employées contre eux n'eussent rendu son autorité trop odieuse : pour calmer les esprits, il joint l'hypocrisie à la férocité, il désavoue la conduite de son ministre, et le fait écarteler dans la place publique.

Las de la longue et tyrannique domination de leurs princes, les Vénitiens reprirent, en 1171, les rênes du gouvernement. Ils continuèrent bien à élire un doge, mais ils resserrèrent si fort son autorité, qu'il ne lui laissèrent guère qu'un vain titre. La puissance suprême résidait alors dans le peuple : toutefois, comme le concours de tous à toutes choses ne pouvait avoir lieu, elle fut transférée à un conseil, composé de 470 citoyens nommés par douze électeurs. Pour que chacun eut son tour, chaque année au jour de la St. Michel, ces citoyens cédaient la place à d'autres. L'autorité de ce conseil était illimitée ; or, pour avoir négligé de la restreindre, le peuple se vit bientôt asservi par ses représentants. Sous prétexte de réformer les abus, le doge Pierre Gradenigo changea la forme entière du gouvernement : il fit passer par la quarantie criminelle une ordonnance, portant que tous ceux qui étaient cette année du grand conseil et qui en avaient été les quatre années précédentes, en seraient eux et leurs descendants à perpétuité ; de la sorte remettant l'administration de l'état entre les mains des députés du peuple, il dépouilla le souverain de toute autorité.

Quand Cromwell revint victorieux de son expédition d'Ecosse, le parlement lui envoya une députation nombreuse pour le féliciter ; il entre dans la capitale en triomphe, chacun s'empresse de lui faire la cour, mais le fourbe n'est attentif qu'à se concilier tous les partis. D'abord il se sert de son crédit pour capituler en faveur des royalistes, il s'attache à capter la bienveillance des presbytériens par l'austérité de ses moeurs, à séduire les bigots en déclamant contre les dérèglements des ministres de la religion, à flatter l'armée en éveillant ses soupçons contre le parlement, et à gagner l'amitié de toute la nation en sollicitant une nouvelle élection. Ensuite, il s'attache à remplir de ses créatures toutes les places militaires et civiles, il pousse les mécontents à la révolte, se rend au parlement à la tête d'une soldatesque dévouée, accuse de projets ambitieux les défenseurs de la patrie, et les expulse honteusement. Dès qu'il se fût rendu maître du gouvernement, par ce coup d'autorité, il forma son conseil, des chefs de l'armée qui lui étaient le plus dévoués, il prit le timon des affaires, et fit élire un nouveau parlement. Ne le trouvant pas assez soumis, il engagea les membres qui lui étaient vendus, à se soulever contre leurs collègues, et à résigner leur autorité entre ses mains. Enfin il chassa les députés patriotes, et il usurpa le pouvoir suprême sous le nom de protectorat.

Chargé des dépouilles de l'ennemi ; Periclès rentre dans l'état, au bruit des acclamations publiques : les citoyens courent à sa rencontre avec une joie effrénée, il leur prodigue les caresses, les spectacles, les fêtes : les coeurs se livrent à la joie ; et dans un de ces moments, ou l'on ne sait rien refuser, il se fait proclamer souverain par ses créatures, il engage adroitement le peuple à lui donner un pouvoir illimité de faire ce qu'il jugera le plus convenable à l'état, et il usurpe ainsi sans effort, ce que la crainte ou le respect empêche qu'on ne lui refuse.

Déterminé a s'emparer du souverain pouvoir, Charles XI de Suède, fit venir à Stokholm un corps de dragons, sous les ordres d'officiers étrangers ; il éloigna, au moyen d'une mission particulière, les sénateurs qui avaient le plus de poids et d'éloquence, il s'assura de tous les nobles qui tenaient quelque place de la couronne, il accorda le titre de baron à un grand nombre de militaires, pour leur ouvrir les portes du grand conseil de la nation, et il assembla les états. Claudius Flemming, l'homme le plus rusé, le plus arrogant et le plus bruyant du royaume, fût nommé orateur de la première chambre ; et deux hommes qui ne lui cédaient en rien, furent nommés à la seconde. Il donna Wachtmeister pour adjoint à Flemming, et son frère Axel aux autres orateurs, afin que leurs clameurs réunies puissent subjuguer les deux chambres. Puis il chargea la bande de ses plus fidèles suppôts, de réduire au silence ceux qui élèveraient la voix, de les empêcher de placer un seul mot, de les contraindre à se contenter de donner leurs suffrages. Et afin que les suffrages achetés fussent pris pour un consentement général ; il fit arrêter, dans la chambre des nobles, qu'il ne serait pas nécessaire de voter par écrit, et de compter les voix : chose, aussi hardie qu'insolite.

Ayant ainsi miné l'autorité du sénat, il procéda à la renverser de fond en comble. Pour la mettre en question, devant un comité vénal des états, il fit avancer par Knut Kirch « que le sénat était un ordre du royaume, médiateur entre le roi et les états, n'ayant pas moins le droit de rappeler le roi à ses devoirs, que de forcer les sujets à la loyauté envers leur prince. Ce comité décida, comme il en avait l'ordre, que le roi était effectivement obligé de gouverner l'état, suivant l'avis du sénat, sans toutefois préjudicier à sa prérogative : mais que les sénateurs ne formaient pas d'eux-mêmes un ordre du royaume, et qu'ils n'étaient nullement médiateurs entre les états et le roi » ! Charles confirma cette décision par un édit, dans lequel il déclarait qu'il était loin de méconnaître les lois constitutionelles, qui lui avaient déféré le droit de gouverner le royaume, suivant l'avis du sénat : mais qu'il était seul juge des affaires qui devaient lui être communiquées. Ainsi les sénateurs virent en silence le prince usurper la puissance suprême, et les empêcher de prendre aucune part aux affaires, sans qu'ils puissent former la moindre réclamation, pourvu qu'il leur signifiât qu'il ne jugeait pas à propos de leur communiquer ses résolutions.

Tandis que les sénateurs étaient assemblés, Gustave III se plaint à sa garde du peu de respect que ces magistrats lui portent ; puis il marche à la tête de cette soldatesque, s'assure de leurs personnes, les force de résigner leurs charges en faveur de ses créatures, récompense ses partisans, assemble ses troupes, fait des gratifications aux officiers, exhorte ses sujets à l'obéissance, et reste paisible possesseur de la souveraineté.

Des mesures violentes.

Alarmés de ces attentats, les citoyens élèvent-ils leurs plaintes, font-ils des réclamations ? Le prince lève le masque, parle en maître, s'écrie qu'il veut des sujets soumis, et non des contrôleurs : s'ils réclament les lois, il répond que tel est son bon plaisir.

Révoltés de ces outrages, les citoyens se soulevent-ils ? le prince fait marcher des troupes, et s'il n'a pas des forces suffisantes, il a recours à ses voisins. Alors il exhorte ses sujets à la soumission, il les menace d'employer la force, il leur fait entendre qu'ils doivent se soumettre sans capituler, que tout doit fléchir sous ses lois. Ainsi les princes emploient d'abord la ruse pour asservir leurs sujets, et ils finissent par les enchaîner par la force.

Enfin, quand ils ont bien prouvé que leurs volontés doivent servir de lois, ils les annoncent sans détour, le peuple s'y soumet sans résistance, et sa docilité se change en servitude.

Pour asservir les peuples, le prince commence par les traiter en sots, et il finit par les traiter en esclaves révoltés.

Ici, l'histoire de la marche du pouvoir au despotisme n'offre plus que les derniers efforts de la liberté expirante. Spectacle humiliant et affreux, ou les peuples ne paraissent surmonter le désir d'être libres que par la crainte des supplices.

Du cérémonial et du style de chancellerie.

Le prince n'a pas plutôt renversé les barrières opposées aux écarts de son autorité, qu'il cherche à réprimer l'essor des esprits, à étouffer les lumières, et à favoriser les progrès de l'ignorance : or, une fois que les peuples cessent d'être instruits de l'histoire de leur gouvernement, ils s'en forment les idées les plus fausses, et ces fausses idées prêtent beaucoup au despotisme.

Comme le prince est établi par la nation pour défendre l'état à son sacre, on lui ceint l'épée au côté : comme il est établi pour rendre la justice, on porte devant lui le glaive de la loi ; mais ses créatures partent delà pour établir son indépendance. Ce glaive porté devant le prince, disent-ils, dénote qu'il a sur ses sujets un pouvoir absolu.

Dès que le prince est sacré, les représentants du peuple, ceux qui sont à la tête des affaires et ceux qui occupent les premières places de l'état, lui prêtent serment de fidélité. Mais ce serment qui aujourd'hui suppose toujours manque de foi dans les sujets, ne suppose jamais prévarication dans le prince : ainsi, tandis qu'il met les premiers dans le cas d'être traités en rebelles, il n'expose le dernier qu'à écouter les plaintes de ceux qu'il opprime.

C'est un grand vice de constitution, de n'avoir ménagé au peuple, un moyen légal de forcer le prince à rendre compte, et à réparer ses prévarications

Lorsque les lois sont violées par ceux qui sont établis pour les faire observer, tout opprimé a droit d'exiger le redressement de ses griefs. Mais les termes qu'emploient les sujets dans leurs remontrances ou leurs suppliques, en portant leurs plaintes au pied du trône, sont ordinairement très respectueux ; et ces égards, imposés par la bienséance, sont exigés comme des devoirs. D'ailleurs, les mots de remontrance, de supplique dénotent infériorité, et on part de là pour dépouiller les peuples du droit qu'ils ont d'exiger justice.

Au contraire, quand le prince s'adresse à ses sujets, comme il parle au nom de la loi, il prend toujours un ton impérieux, et ce ton est pour les ignorants la marque d'un empire absolu.

C'est bien pis lorsque de bas valets ajoutent encore au ton rampant des pétitionnaires, au ton impérieux du prince, et en donnent des formules sous la dénomination de style de chancellerie ; formules dans lesquelles les citoyens s'expriment en esclaves, et le premier fonctionnaire public, en maître absolu : particuliers, membres du corps législatif, administrateurs, magistrats, généraux, tous s'y qualifient de très fidèles, très humbles, très respectueux sujets, et ils qualifient le prince de souverain, de majesté sacrée : titres pompeux qui tendent encore à donner une fausse idée de son autorité. Mais ce qui confond tous les rapports, c'est que les nations, seuls vrais souverains de la terre, suivent aveuglément l'usage reçu.

Lorsque le prince a usurpé l'autorité suprême, si les sujets viennent à se soulever contre son tyrannique empire, et à humilier son pouvoir ; ce n'est plus comme un bien propre qu'il leur restitue leurs droits, mais comme de nouvelles concessions qu'ils tiennent de sa faveur, et dont il leur expédie les titres. De la formule de ces titres, on infère que les peuples ne jouissent d'aucun privilège que sous le bon plaisir du prince, et que son autorité est au-dessus de toute puissance humaine.

Dans certaines fonctions publiques, c'est à genoux qu'on s'adresse aux rois, et de cette humble posture, on conclut que les sujets sont esclaves.

Telle est encore la logique de presque tous les étrangers, et telle a été la nôtre. Mais, au lieu de ces absurdes commentaires, nous avons aujourd'hui de saines idées de l'autorité des princes ; et c'est là sans contredit l'une des grandes causes de notre liberté.

Le peuple forge ses fers.

Le peuple ne se laisse pas seulement enchaîner : il présente lui-même la tête au joug.

Qu'un fourbe gagne sa confiance, il en fait ce qu'il veut ; il le pousse, le mène, et lui inspire les passions qu'il lui plaît. Après avoir assisté à la pompe funèbre de César, Antoine monte à la tribune, tenant à la main la robe ensanglantée de l'empereur ; il l'a montre au peuple, il l'émeut : et bientôt les Romains courent avec les torches du bûcher aux maisons de Cassius et de Brutus, pour les réduire en cendres. Mais après ce qu'ont fait Mahomet et les autres faiseurs de sectes, qu'est-il besoin d'exemples ?

Non content d'être la dupe des fripons, le peuple va presque toujours au-devant de la servitude, et forge lui même ses fers.

Sans jamais songer que, dans un Etat libre, tout citoyen a droit d'en accuser un autre, il se laisse emporter à son zèle aveugle pour ceux qui ont défendu sa liberté ; et cédant à la reconnaissance, il donne lui-même atteinte à cette liberté, dont il croit venger les défenseurs. Timoléon, accusé de crimes d'état par quelques orateurs de Syracuse, cité à comparaître pour se justifier, le peuple était prêt à mettre en pièces ses accusateurs. Pour rester libre, il faut que le peuple ne souffre jamais que la loi soit éludée : mais souvent il est le premier à la violer en faveur de ceux qu'il vénère.

Zaleucus, législateur des Locriens, venait de promulguer une loi sévère contre l'adultère : bientôt après, son propre fils est convaincu de ce crime, et le peuple, touché de l'affliction du père, sollicite vivement sa grâce. La flatterie est toujours basse, mais elle prend quelquefois l'air de la liberté.

Messala ayant proposé que le sénat prêterait, chaque année, un nouveau serment de fidélité à Tibère ; l'empereur lui demanda s'il l'avait chargé d'ouvrir cet avis. Lorsqu'il s'agit de l'intérêt public, je ne prend conseil que de moi-même, répond le sénateur. Réponse qui est le comble de la bassesse ; d'une flagornerie qui avait blessé Tibère, Messala passe à une autre qui allait à l'anéantissement de la liberté.

Clodius n'osait célébrer ouvertement son mariage avec Agrippine, sa nièce - alliance illicite chez les Romains. Vitellius se charge de lever tous les obstacles. A cette nouvelle, plusieurs sénateurs sortent du sénat, pour aller contraindre l'empereur d'épouser Agrippine, s'il en faisait difficulté ; et la populace les suit, en criant que le peuple Romain le veut ainsi.

Un consul décerne à Gallus les ornements de la préture, qu'il accompagne d'un présent de trois mille sesterces. Dans cette occasion, l'autorité publique intervint auprès de l'empereur pour engager son favori à ne pas refuser cette dignité : et comme si ce n'était pas assez que le sénat fût témoin de cette infamie, on grava sur l'airain le décret des honneurs décernés à cet affranchi, et on l'exposa dans un lieu public.

Combien de fois, dans l'idée d'assurer leur liberté, les peuples ne remettent-ils pas entre les mains du prince le pouvoir de les opprimer ? Les persécutions que les protestants d'Angleterre eurent à souffrir sous Marie, avaient rendu son gouvernement odieux. Aussi lorsqu'Elisabeth, qui professait leur religion, monta sur le trône, s'empressèrent-ils de l'armer d'une autorité sans bornes pour extirper le papisme ; ou plutôt ils lui remirent le sceptre de fer dont elle gouverna ses peuples : bientôt la crainte des persécutions se changea en crainte de la servitude civile, et les protestants se virent accablés eux-mêmes sous le poids de la puissance, qu'ils avaient élevée pour écraser leurs ennemis.

Combien de fois aussi, dans la vue de réformer ou de venger l'état, les peuples ne remettent-ils pas le pouvoir absolu entre les mains de quelques individus. Les decemvirs, Marius, Scylla, Pompée, en sont des exemples fameux. Revêtus de toutes les forces de la république, Rome fut étonnée du pouvoir qu'elle leur avait confié, le sénat baissait la vue devant eux ; les lois étaient dans le silence, et bientôt on entendit retentir de toutes parts les noms des proscrits, et on vit ruisseler le sang.

Lorsque César eut écrasé le parti de la liberté, les sénateurs s'empressèrent de renverser toutes les bornes que les lois avaient mises à sa puissance, et ils lui déférèrent des honneurs inouïs.

Tandis que les Vénitiens étaient gouvernés par des tribuns ; las de leurs divisions domestiques, et ennuyés des lenteurs des délibérations publiques, ils se donnèrent pour chefs un doge, et ils lui remirent l'autorité suprême, dont ils ne tardèrent pas à être écrasés.

Affranchis de la domination de leurs maîtres par la mort de Guillaume II, les Hollandais remettent le pouvoir entre les mains de son fils ; ils massacrent les zélés citoyens qui s'opposaient à cette téméraire démarche, et ils l'élevèrent de nouveau à la ruine de la liberté.

Combien de fois encore ne se redonnent ils pas à l'héritier de ses maîtres détrônés ou massacrés ?

Annibal Bentivogli, ayant péri dans les conjurations des Conneschi, le peuple de Bologne mit à mort les conjurés et envoya à Florence chercher un descendant de ce prince pour le placer sur le trône.

Et combien de fois les Anglais n'ont-ils pas reforgé leurs fers ? Lorsque le peuple se fut révolté au sujet de la capitulation de trois groats, à laquelle Richard III avait imposé chaque sujet au-dessus de quinze ans, seule époque où l'on aurait pu établir un gouvernement libre, et ramener tous les rangs au même niveau ; il exigea l'abolition de la glèbe, l'entière liberté du commerce, et une taxe sur les terres, au lieu du service militaire : toutes ces demandes lui furent accordées. Mais bientôt les grands s'assemblent, le roi entre en campagne, le parlement révoque la chartre d'affranchissement, et le peuple est condamné à reprendre ses fers.

Vil instrument d'Henri VIII, le parlement lui asservit peuple de la manière la plus humiliante. D'abord il lui conféra le titre de chef suprême de l'Eglise Anglicane, et il l'investit de tout le pouvoir qu'elle s'était arrogé, de citer, réprimer, corriger, étendre, restreindre, et réformer les erreurs, les hérésies, les abus et les délits du ressort de la juridiction ecclésiastique. Mais comme si ce n'était pas assez de remettre entre ses mains ces armes dangereuses, il ratifia l'attribution faite aux commissaires de la couronne de donner une religion au peuple : croira-t-on qu'il eut pudeur de déclarer qu'on ne devait point reconnaître autre loi en matières civile et religieuse que la volonté du roi ?

Ayant renoncé de la sorte à leurs immunités ecclésiastiques, ils renoncèrent à leurs droits civils ; et sans aucune autre formalité, ils renversèrent d'un seul coup la constitution entière, en attribuant aux proclamations royales la même force qu'aux actes du corps législatif ; ils donnèrent même à cette attribution une tournure à faire croire qu'elle n'était qu'une conséquence naturelle de l'autorité royale ; et pour en assurer l'exécution, ils décrétèrent que chaque conseiller du roi serait autorise à punir toute désobéissance à ses ordres.

Pour mieux manifester la bassesse de leur prostitution, ils ratifièrent le divorce de Henry avec Anne de Boleyn ; ils déclarèrent bâtards les enfants qu'il avait d'elle, dévolurent la couronne à ceux qu'il aurait de sa nouvelle concubine, et l'autorisèrent, en cas qu'il n'en eût point, à disposer de la couronne par testament ou lettres-patentes.

Quand la réforme eut fait des progrès en Angleterre, l'état se trouva travaillé par deux partis de sectaires, qui recoururent tour à tour à Henry VIII, et le forcèrent souvent de tenir la balance entr'eux ; mais pour les accabler par leurs propres forces, il la fit pencher, tantôt d'un coté, tantôt de l'autre.

Comme ce prince était l'esclave de ses passions, ces partis se flattaient également qu'une déférence aveugle à ses volontés le jetterait dans leurs intérêts, et ils s'abandonnèrent absolument à lui.

Ce n'était point assez pour eux de s'être prostitués de la sorte aux volontés du prince ; ils établirent dans le royaume un tribunal d'inquisition, chargé de poursuivre, comme criminel de haute trahison, quiconque refuserait le serment de maintenir de tout son pouvoir cet acte d'attribution.

Mais l'histoire d'Angleterre fournit des traits encore plus humiliants.

Quand Charles II fut rappelé à la couronne, il fallait voir les différents ordres de l'état se précipiter au devant de la servitude, et chercher à se surpasser par la bassesse de leurs protestations de loyauté. Les nobles, les papistes et les tories insultaient en choeur le corps législatif, dont le civisme avait jusqu'alors empêché la patrie de retomber sous le joug de leur ancien maître, et ils célébraient l'heureux retour du despote. Les presbytériens, qui s'imaginaient bêtement célébrer leur propre triomphe, faisaient chorus. Les patriotes eux-mêmes renonçant aux douceurs de la liberté, qu'ils avaient achetées au prix de tant de sang, imitaient l'aveugle multitude : chacun s'empressait d'écarter ce qui pourrait blesser la vue du monarque ; on arrache les armes de la république pour replacer celles de Charles ; on enlève les étendards pris sur les Ecossais à Dumbar et à Worchester ; on brise les sceaux de l'état ; on efface tout ce qui porte encore quelqu'empreinte de la liberté, ou réveille quelqu'idée d'indépendance, et on ordonne un Te Deum en action de grâces.

L'amiral, sans attendre aucun ordre, s'avance avec la flotte au-devant du prince : il l'amène, le peuple vole à sa rencontre, le parlement va se jeter à ses pieds : Charles est conduit en pompe dans le capitale au bruit des acclamations publiques ; partout des fêtes, des illuminations, des réjouissances. Tandis que, dans les transports d'une joie effrénée, l'aveugle multitude portant aux nues le nom du monarque, maudit le nom de ceux qui l'avaient si longtemps privée d'un maître, et insulte au seul gouvernement qui pouvait la retirer de la servitude et de la misère ou elle avait toujours croupi.

A peine le prince fut-il monté sur le trône que le parlement déclara rebelles tous ceux qui s'étaient opposés aux usurpations de Charles I : puis il lança des arrêts de proscription contre les membres du tribunal qui avaient jugé ce tyran. Il ordonna que les corps de Cromwell, d'Ifreton, Bradshau et Pride, seraient exhumés, traînés sur une claie a Tiburn, pendus à une potence, et enterrés dessous.

Il arrêta que les murailles de Glocester, Coventry, Northampton, et Leicester ; villes, qui s'étaient distinguées par leur zèle pour le parlement, seraient rasées.

Non content de mettre Charles sur le trône, il l'investit du pouvoir absolu. Après lui avoir assigné un revenu beaucoup plus considérable qu'à aucun de ses prédécesseurs, il lui attribua la disposition de toutes les forces de Empire Britannique, il annula l'acte triennal, déclara habiles à tout emploi les personnes mal affectionnées au roi, il arrêta que les corporations seraient toutes sous la main des officiers de la couronne, il imposa un nouveau serment de fidélité aux agents royaux, il déclara criminel de lèse-majesté quiconque prendrait les armes contre les ordres du prince : ce qui le supposait seul maître de l'empire.

Enfin les membres du sénat ne cessèrent d'accumuler sur la tête de Charles les plus redoutables prérogatives et d'étendre son autorité jusqu'à ce qu'écrasés eux-mêmes sous le poids de sa puissance, ils ne regardèrent plus qu'en tremblant l'idole qu'ils avaient formée.

Et comme si pour prix de leur vices, nos pères eussent été condamnés par le fatal destin, à être éternellement les artisans de leur misère, ils n'avaient pas plutôt renversé une idole, qu'ils en élevaient une nouvelle, pour l'adorer avec plus de bassesse, et se prostituer plus honteusement encore.

A peine Jacques II est-il sur le trône, que le parlement rampe à ses pieds ; au milieu des témoignages de zèle que les deux chambres lui prodiguent, on ne sait laquelle des deux est plus empressée de s'avilir. Celle des communes lui vote à vie le revenu accordé à son prédécesseur, et le met ainsi en état d'entretenir sans le concours du peuple une flotte et une armée formidables, pour écraser tout ce qui oserait lui résister. Tandis que celle des pairs, à la réquisition du procureur général, décharge de toute accusation les lords papistes détenus à la tour comme conspirateurs, et annule le décret d'accusation qui avait été lancé contre le vicomte Strafford.

De leur côté, les magistrats se prostituent aux ordres du roi ; et comme si les dépositaires des lois étaient conjurés pour les anéantir, ils déclarent « que les ordres du roi sont les lois du royaume, et qu'il a seul le droit de dispenser de s'y soumettre ».

Le clergé n'est pas moins jaloux de se signaler par son asservissement à la cour, toutes les chaires retentissent des maximes de l'obéissance servile, et ces maximes sont admises par les tribunaux avec une bassesse révoltante.

Enfin, pour achever de rendre le prince absolu, toutes les corporations du royaume s'empressent de lui remettre leurs chartres, de s'abandonner à sa discrétion, comme si la nation entière s'était liguée pour lui fournir les moyens d'anéantir à jamais les derniers vestiges de la liberté.

Ainsi, à l'exception d'un petit nombre de têtes saines, le peuple n'est composé que d'imbéciles, toujours prêts à courir au-devant de leurs fers.

Du Despotisme.

Dès que le prince est en possession du souverain pouvoir, il n'est plus du bien du peuple dont il est question dans les entreprises publiques ; c'est de son autorité, de la dignité de sa couronne, de son orgueil, de ses caprices : dès-lors il regarde l'état comme un patrimoine, et les deniers publics, comme ses revenus ; il trafique des charges, des villes, des provinces ; il vend ses sujets, et dispose à son gré de toute la puissance de la nation.

L'autorité usurpée ne se soutient que par des troupes, les troupes ne restent fidèles qu'à force d'argent : aussi le prince dépouille-t-il ses sujets, et confisque-t-il les fortunes des plus riches citoyens pour soudoyer ses satellites. Indignés de ces outrages, les citoyens élèvent-ils leurs plaintes, font-ils des remontrances, réclament-ils les lois ? Le prince lève le masque, parle en maître, crie qu'il veut des sujets soumis, non des contrôleurs ; il répond à toutes leurs représentations : Tel est notre bon plaisir.

Lui résiste-t-on ? il ne parle que de réprimer l'audace et de châtier l'insolence des mécontents. Alors les plaintes sont inutiles, et comme la puissance du prince est affermie, quelques soient ses ordres, il ne reste que le triste parti d'obéir aveuglément.

Déjà il n'y a plus de liberté publique ; le prince est tout, l'état n'est plus rien : toutefois certains individus, certaines communautés, certaines classes de sujets, jouissent encore de leurs privilèges ; mais on ne tarde pas à les leur enlever.

Une fois en possession de faire les lois, le prince travaille à renverser toutes les barrières ; il voit d'un oeil inquiet les ennemis de son injuste empire, et il s'empresse de s'en défaire : puis il promène des regards jaloux sur ceux qui conservent encore quelque pouvoir dans l'état, et il travaille à les en dépouiller sous différends prétextes ; il accable les amis de la liberté, il humilie les hommes puissants, il restreint leurs prérogatives, il enlève les droits des citoyens, il les force à y renoncer, et alors souvent il joint l'insulte à l'outrage. Ainsi Jacques II, après avoir forcé ses sujets à remettre leurs chartres, les remerciait dans une proclamation de la confiance particulière qu'ils lui avaient témoignée, en protestant que pour leur marquer sa reconnaissance, il se croyait obligé de continuer à se montrer plein d'indulgence, comme il avait toujours fait. Richelieu, l'un de ces fourbes adroits, remuants et vindicatifs, que l'aveugle fortune appelle quelquefois au timon des affaires pour le malheur des peuples, n'employait pas moins les rubriques odieuses de sa politique pour assouvir ses passions criminelles, que pour troubler le royaume et bouleverser le monde, à dessein d'établir le despotisme.

Tyran féroce, sous le nom de son maître, il frappait d'exil, de prison ou de mort, tout ce qui lui résistait. Les parlements, la cour, l'armée, furent tour à tour le théâtre où il allait chercher des victimes ; et jamais scélérat ne prouva mieux que lui combien les plus noires intrigues du cabinet font souvent les destinées des empires. Pendant son ministère les prisons furent remplies de ses ennemis ; pour perdre la liberté, il suffisait de ne pas être son partisan ; ce dont le maréchal de Bassompierre ne fit que trop longtemps la triste expérience.

Après la journée des dupes, ses fureurs n'eurent plus de bornes : on vit alors ce que peut la soif de la vengeance, armée du pouvoir suprême, et couverte du manteau de la justice. Pour faire périr ses ennemis sur l'échafaud, non content d'empêcher qu'ils fussent jugés par les chambres assemblées, comme ils en avaient le privilège, il leur donnait des commissaires, dont il cassait l'arrêt quand il le trouvait trop doux ; et il leur en donnait d'autres plus corrompus, qu'il faisait siéger dans l'une de ses maisons de campagne, pour mieux s'assurer d'eux.

Ayant fait déclarer par le conseil criminel de lèse-majesté tous les amis de Gaston, son mortel ennemi ; il envoya l'arrêt au parlement de Paris : mais bientôt, furieux d'apprendre que les voix se trouvaient partagées, il engagea le roi à mander le parlement, à le faire parler à genoux, à déchirer l'arrêt de partage, et à exiler trois des principaux membres de ce corps.

Fourbe atroce, Richelieu frappa de terreur les courtisans, de manière qu'ils laissaient un libre cours à ses fureurs, s'ils en devenaient eux-mêmes les instruments. La liste des proscrits qu'il frappa est nombreuse ; il fit périr par la main des bourreaux ceux qui traversaient ses intrigues amoureuses, ou qui ruinaient son crédit ; il mécontenta tous les ordres du royaume, il fit trembler les grands, il rétablit le pouvoir arbitraire sur les ruines de la liberté publique ; sous son administration, le douaire de la mère roi fut confisqué ; la reine et l'héritier présomptif du trône furent exilés ; St. Marc, de Thou, le connétable de Montmorency, le maréchal de Marillac, le commandeur de Jarre, etc., ses rivaux, furent décapités ; plus de cent familles puissantes eurent du sang à venger et l'état fut désolé par le plus affreux despotisme.

Lorsque le prince en est venu là, sentant qu'il peut tout, rien ne l'arrête plus, chaque jour il commet quelque nouvel attentat, et s'il les couvre encore de prétextes, c'est plus par habitude que par nécessité.

Ces tyrannies révoltent les esprits ; on se soulève, et le sang coule à grands flots.

Ainsi, le dernier coup que les princes portent à la liberté, c'est de violer les lois au nom des lois mêmes, de toutes les renverser, en feignant de défendre, et de punir comme rebelle quiconque ose les défendre en effet : tyrannie la plus cruelle de toutes, en ce qu'elle s'exerce sous le manteau même de la justice.

De la crainte des Supplices.

Après avoir tout envahi, si du moins les princes étaient justes ; mais, malheur à qui refuse de reconnaître leur inique empire, à qui ose encore avoir recours aux lois et réclamer la liberté. Comme ils n'ont épargné aucun forfait pour s'emparer de la souveraine puissance, ils n'en épargnent aucun pour la conserver. Ainsi, après avoir forgé les chaînes du peuple, ils ont soin de les river, et de les river si fortement qu'ils soient enchaînés pour toujours.

Armés de toute la force publique, dépositaires de toute l'autorité, interprètes et arbitres des lois, ils s'en font une arme offensive, qui les rend redoutables à leurs sujets, et terribles à leurs ennemis.

Les tyrans, accoutumés à se jouer de la nature humaine, sont cruels et féroces : sans cesse à ordonner des supplices ou des massacres, pour assouvir leurs passions et calmer leurs transes, ils ne peuvent se désaltérer de sang.

Après avoir usurpé le souverain pouvoir, quelquefois le prince ne voulant plus se montrer oppresseur, se désiste du pouvoir judiciaire, toujours odieux au peuple ; mais c'est pour le faire exercer par des juges dévoues à ses ordres. A l'audace de commettre des forfaits ont succédé des crimes profondément réfléchis : on ne verse plus le sang avec autant de férocité, mais on voit paraître un nouveau genre de tyrannie : ce ne sont plus des massacres, ce sont des jugements iniques qui flétrissent la vie et conduisent à la mort.

Que si, dans les tribunaux ou le prince traîne les malheureuses victimes de ses fureurs, il se trouve encore quelque reste de pitié, il nomme des commissions particulières, auxquelles il remet le soin de ses vengeances : dès-lors le glaive de la tyrannie est suspendu sur toutes les têtes ; quiconque ose parler est égorgé à l'instant : dès-lors aussi chacun vit dans de mortelles angoisses, chacun craint pour ses jours, et voit en silence les attentats du despote. C'est ainsi qu'Auguste, Tibère, Néron, Henry VII, Henry VIII, Marie, Charles I, Jacques II, Louis XI, Charles IX, Henri III, Louis XIII, Louis XIV, etc. parvinrent à faire trembler leurs peuples, malgré les magistrats, le sénat et les lois.

Lorsque le prince a enfin sacrifié tous les hommes puissants qui lui faisaient ombrage, tous les hommes jaloux de la liberté qu'offensait sa puissance, tous les hommes courageux qui refusaient de reconnaître son injuste autorité : lorsqu'il a renversé toutes les barrières qui s'opposaient à son ambition ; qu'il a fait taire toutes les lois ; qu'il a tout envahi, tout immolé à sa grandeur, il laisse quelque temps respirer l'état, il récompense ses créatures, répand ses dons sur l'armée, sur la populace ; il ramène l'abondance, donne des festins, des fêtes, des spectacles : images trompeuses de la félicité publique.

Telle fut la conduite d'Auguste. Une fois maître de la république, il répandit ses dons sur les légions et sur le peuple, il ramena l'abondance, il fit de grandes fortunes à quelques particuliers, il en fit espérer à tous, il prodigua les fêtes : et au milieu de ces nouveaux plaisirs, les citoyens ne se rappelaient plus de l'ancienne république qu'avec les idées de proscription, de massacre, de concussion et de brigandage.

Pour s'élever, un usurpateur abaisse tout ; mais pour se soutenir, il faut qu'il intéresse le peuple à son sort : et ce n'est que par la douceur du gouvernement qu'il y parvient : aussi semble-t-il, pour un moment, rétablir la liberté publique. Il fait quelques bons règlements, afin de prévenir les désordres, qui ont ruiné l'état avant qu'il en eut usurpé toute puissance ; il rend aux magistrats les fonctions de leurs charges ; il va même quelquefois jusqu'à laisser subsister le fantôme du souverain, et il le consulte sur les lois qu'il a dessein de porter, mais après lui avoir dicté sa réponse.

Que s'il fait quelqu'injustice pour satisfaire ses plaisirs, c'est à la faveur des lois dont il tord le sens naturel ; s'il sacrifie quelque victime à son ressentiment, c'est à l'aide des tribunaux, satisfaisant de la sorte sa vengeance sans se charger de la haine publique. Mais pour avoir toujours des juges dévoués, il remplit les tribunaux d'hommes de néant, d'affranchis, d'infâmes scélérats.

D'autrefois, pour calmer ses craintes, ou satisfaire ses basses passions, il engage des assassins à se défaire de ses incommodes sujets ; puis, pour apaiser les mécontents, il désavoue les ministres de ses vengeances, il les abandonne à leur mauvais sort, s'il ne les punit lui-même de leur obéissance criminelle.

Trompés par ces funestes artifices, séduits par ces vains fantômes d'équité, les peuples se précipitent au-devant du joug, confirment les usurpations du prince, s'abandonnent à lui, et lui confèrent le pouvoir de faire tout ce qu'il croira convenable au bien de l'état.

Mais ce bonheur apparent ne tarde pas à s'évanouir. Quand une fois les despotes ont affermi leur puissance, ils oublient la modération, ils se livrent aux plaisirs, à la mollesse, à la débauche, aux excès de tout genre. Les revenus de l'état deviennent la proie des mignons, des histrions, des courtisanes, et de la canaille, qui ne subsiste plus que de leurs dilapidations. Bientôt la cupidité des délateurs achève d'enlever ce qui était échappé à la rapacité du tyran : à ces prodigalités scandaleuses se joint la licence ; les créatures font un honteux trafic de la puissance de leur maître ; et après avoir vendu les charges de la magistrature, elles vendent la dispense d'en remplir les devoirs.

A force de satisfaire ses passions, ses caprices, le despote dilapide enfin la fortune publique ; pour remplir le trésor épuisé, il recouvre par des crimes ce qu'il a dissipé en folies : et sous prétexte de fournir aux besoins de l'état, il accable les peuples d'impôts.

Ces ressources épuisées, il a recours aux concussions, aux confiscations, aux rapines, aux brigandages ; il fait un crime aux sujets d'être riches, pour avoir un prétexte de les dépouiller : aux peines corporelles il ajoute la confiscation des biens ; et pour trouver partout des coupables, il qualifie du nom de crimes une infinité d'actions innocentes : il n'est plus occupé qu'à inventer des délits, et à chercher des délateurs.

A la vue des ouvrages du tyran, les murmures s'élèvent de nouveau ; on fait des conjurations, et le sang recommence à couler.

Au soin de la sûreté personnelle du tyran se joint celui de la sûreté de son empire, et sa cruauté redouble avec ses terreurs. Pour le mettre à couvert des entreprises et calmer ses craintes, son lâche coeur ne lui suggère d'autres moyens que proscriptions, emprisonnements et supplices. Soutenir une cruauté par une autre, et laver dans le sang ses bras ensanglantés, est son unique occupation.

Pour le soin de son repos ; ce n'est pas assez de s'être défait des envieux, des mécontents, des hommes suspectes, il faut massacrer toutes leur famille, leurs enfants, leurs proches, leurs amis. Ainsi, la vie des citoyens est sans cesse sacrifiée à la prétendue paix de l'état : la mort court partout de rang en rang, sous ses pas ; semblable à un tigre que la cruelle faim dévore, et qui entre dans un troupeau, il déchire, il égorge, il nage dans le sang.

Ne voyant personne qui soit plus indigne que lui de régner, il redoute des sujets qui conservent encore quelque vertu, quelque talent ; il ne peut souffrir qu'on laisse paraître du mérite, il prend ombrage de ceux qui jouissent encore de quelque considération, des capitaines qui ont de l'ascendant sur les soldats, des magistrats qui font encore leur devoir, des gens en place qui ne sont pas décriés : tout ce qui annonce un grand coeur, est pour lui un sujet d'inquiétudes, tout ce qui paraît avec éclat, blesse sa vue ; tout ce qui excite l'admiration, réveille sa jalousie : il s'effarouche de tout ce qui a l'air de l'audace, et pour bannir ses craintes, il ne connait que les supplices.

Redoutant jusqu'à l'ombre de l'indépendance, il voit avec chagrin quiconque ose tourner ses regards vers la patrie ; il s'offense qu'on ose rappeler les jours fortunés de l'ancien gouvernement, et parler avec éloge des bons citoyens, il fait des édits contre la liberté des discours, il met l'amour de la patrie au rang des crimes, et il s'efforce de le punir comme tel.

Quelqu'un a-t-il le courage d'épouser la cause des opprimés ? On lui fait procès d'avoir osé discuter les droits du prince, on brûle son ouvrage par autorité publique, et on le punit comme un malfaiteur. Prend-il la fuite ? On redemande sa tête aux puissances étrangères, et on ne cesse de le persécuter.

Les princes en sont-ils venus-la ? ils poussent plus loins leurs défiances, ils ne peuvent souffrir qu'on porte les yeux sur les affaires publiques, ils s'efforcent de faire oublier qu'il est un bien public, de détruire l'idée du juste et de l'injuste, et d'anéantir jusqu'au nom des lois.

En punissant ceux qui se récrient contre la tyrannie, ils effrayent ceux qui voudraient suivre cet exemple ; et comme ils ne redoutent guère moins les discours tenus tant en particulier qu'en public, ils ne s'occupent que des moyens d'imposer silence à tout le monde.

Pour empêcher qu'on éclaire leur conduite, ce n'est pas assez pour eux d'emprunter le secours de la terreur, ils ont les yeux toujours ouverts sur le public ; ils établissent l'espionnage, et ce redoutable emploi ils le confèrent à une bande de vils scélérats : ainsi, sous prétexte de ne pas exposer le repos public, et de maintenir le respect dû à la majesté ; du trône, ils entretiennent des nuées d'espions au milieu des peuples, au sein même des familles ; ils érigent des inquisitions, dont la porte est toujours ouverte aux délateurs.

Non contents d'entretenir des nuées d'espions, quelques-uns poussent l'horreur jusqu'à forcer leurs sujets à en faire l'infâme métier contre leurs parents mêmes : dès-lors on n'ose plus s'ouvrir à personne, le frère se défie du frère, le père du fils, l'ami de l'ami.

Quelqu'un a-t-il le courage de se récrier contre l'oppression : on le saisit, on le charge de fers, on le jette dans un cachot, en attendant qu'on le traîne devant un tribunal de sang ; et chacun l'abandonne comme une victime dévouée à son mauvais sort. Ainsi, en écrasant ceux qui résistent, et en effrayant ceux qui voudraient résister bientôt, il ne se trouve plus personne pour défendre la patrie, et il ne reste dans l'état que de vils esclaves à genoux devant un maître impérieux.

Jaloux de leur empire, les despotes sentent que pour tyranniser les peuples plus à leur aise, il faut les abrutir ; aussi tout discours, tout écrit qui élève l'âme, ou qui tend à rappeller l'homme à ses droits, à lui-même, est-il funeste à son auteur. Et comme si ces tyrans voulaient anéantir tout ce qui porte l'empreinte de la raison ou de la vertu, dans ces temps d'oppression, on voit les orateurs célèbres, les politiques, les philosophes, honteusement bannis et leurs ouvrages flétris par la main des bourreaux. Rien n'est innocent aux yeux d'un despote : sans cesse environné de délateurs qui nourrissent ses soupçons, flattent son avarice, aiguillonnent sa cupidité, enflamment son orgueil ; sans cesse entouré de scélérats protégés et enrichis par la part qu'ils obtiennent des confiscations, les paroles les plus innocentes deviennent des crimes, jusqu'aux pensées secrètes : alors plus de bornes à la tyrannie. Tous ceux qui lui deviennent suspects sont immolés à sa lâcheté, tous ceux dont il convoite la fortune sont immolés à sa cupidité ; on les accuse d'avoir attenté à la majesté du prince, méprisé son autorité, médit de ses ministres : tout prétexte est bon. Dès-lors le glaive de la loi est loué sur toutes les têtes, et l'état devient un théâtre d'horreur et de carnage. Ainsi, livrés à la merci du gouvernement, chacun sent qu'il ne faut point faire parler de soi, et qu'il ne tient sa sûreté que de son obscurité : chacun cache ce qu'il craint, ce qu'il espère, ce qu'il désire : alors plus de murmures, plus de plaintes, plus de soupirs ; partout règne un morne silence, la consternation se répand dans tous les coeurs : dans leurs transes perpétuelles, les sujets gémissent en secret, et se désespèrent comme des criminels condamnés au supplice, ayant toujours la mort devant les yeux.

Après avoir sacrifié ses sujets à ses craintes, à son avarice, à son orgueil, il les sacrifie à sa luxure ; il leur enlève leurs femmes, leurs filles, leurs fils ; il s'abandonne aux plus horribles débauches, et il n'écoute plus que la voix de ses infâmes passions.

Une fois sous le joug, et convaincus de l'impossibilité de le rompre, les sujets ne songent plus qu'à se consoler du malheur de leur situation. L'âme affaissée par la crainte, ils cherchent leur salut dans la bassesse ; et forcés d'être ou victimes ou satellites du gouvernement, ils se déterminent à devenir suppôts de la tyrannie.

Incapables et indignes d'être libres, ils commencent par dédaigner la liberté, et à vanter le repos dont ils jouissent dans les fers.

Que s'il se trouve encore quelques bons citoyens, sachant bien qu'ils seraient abandonnés de tous, ils ne se hasardent point à tenter des démarches qui ne feraient que les perdre ; ainsi réduits à désirer une révolution, sans oser tenter la moindre démarche pour rompre leurs fers, ils prennent comme les autres le parti de la soumission, et ils approuvent ce qu'il ne servirait de rien de blâmer. Les sages eux-mêmes se taisent, pour gémir en secret ; car où est l'homme qui aime assez son devoir pour le faire inutilement ? Or quand ceux qui devraient inspirer aux autres du courage, sont les premiers à le leur ôter, on ne voit plus de toutes parts que bassesse, flagornerie et lâche servitude. Dès ce moment les bouches ne s'ouvrent plus que pour encenser l'idole qu'on redoute.

Quand une fois le prince est tout ; pour être quelque chose, chacun s'efforce de lui plaire, et chacun à l'envie dispute de bassesse. Bientôt les courtisans, vils flatteurs de ses plaisirs et de ses vices, briguent en rampant l'honneur honteux d'en être le jouet.

Sous prétexte de maintenir son autorité, tous ceux qui l'approchent, traitent de coupable licence l'amour de la liberté, mettent celui de la patrie au rang des crimes, approuvent le supplice des citoyens qui en sont la victime, et deviennent les vils apologistes du pouvoir arbitraire.

De leur côté, les écrivains représentent le prince comme l'arbitre suprême des peuples, et les sujets comme des esclaves destinés à servir ; ils crient que chacun doit adorer le joug, et ils ne négligent rien pour accréditer cette funeste doctrine ; tandis que pour faire valoir leur zèle, les lâches intrigants et les scélérats ambitieux se portent délateurs et cherchent partout quelque victime dont la condamnation puisse plaire au prince.

Enfin, pour comble d'infamie, on voit les magistrats, les sénateurs, les pères de la patrie, joindre leur voix à la voix du peuple, et disputer d'infamie avec les esclaves.

Lorsque les peuples en sont la, ils descendent plus bas encore. Une ignorance extrême produit une extrême crédulité, amenés ainsi à méconnaître leurs droits, l'habitude d'entendre sans cesse prodiguer au tyran des titres pompeux, des noms augustes, des honneurs divins, ils ne voient bientôt plus dans le prince un simple mortel, ils regardent ses ordres comme des oracles émanés du ciel, et ils mettent l'obéissance aveugle au rang de leurs devoirs les plus sacrés : alors, maître absolu de l'Etat, il cesse d'avoir recours aux prétextes pour colorer ses forfaits ; il foule aux pieds les lois, les moeurs, la pudeur ; il dépouille les citoyens à son gré : après leur avoir enlevé leurs fortunes, il leur enlève leurs femmes et leurs enfants, il les vend a l'enchère. Que dis-je, il fouille les tribunaux, dégrade les magistratures, avilit les emplois, force les magistrats à se prostituer en jouant des rôles de farceurs, à s'exposer à la risée publique, et il écrase tout ce qui s'oppose à ses fureurs.

Ne voyant plus rien à ajouter à sa puissance, il ne s'occupe qu'à en faire sentir le poids, il donne des ordres tyranniques, et loin de laisser à ceux qu'il opprime la liberté de se plaindre, sa farouche barbarie leur défend jusqu'aux larmes et aux soupirs : en les condamnant à perdre la vie, il force encore les tristes victimes de sa férocité à se percer le flanc de leurs propres mains.

Enfin, par un orgueil sacrilège, le tyran joint l'insulte à l'outrage, il s'applaudit d'inspirer de l'effroi, il va dans les places publiques où la terreur le devance ; à son aspect, le peuple baisse les yeux, se précipite à ses pieds, et lui prodigue l'encens ; tandis qu'il insulte avec affectation aux malheurs de l'Etat qu'il tient opprimé. Brûlant d'assouvir ses fureurs, souvent on l'entend rugir de ne pouvoir pas faire plus de mal. Calligula aurait souhaité que le peuple romain n'eut eu qu'une tête, pour avoir le plaisir de l'abattre d'un seul coup.

A mesure que la tyrannie avance vers son dernier période, l'avilissement des peuples avance vers son dernier terme. Courbés sous le poids de leurs chaînes, bientôt ils deviennent les plus vils apologistes de la tyrannie.

Néron venait de commettre un parricide exécrable, et bientôt on voit dans Rome les citoyens courir en foule aux temples remercier les Dieux d'un forfait qui criait vengeance : les Sénateurs eux-mêmes montent au capitole, ordonnent des prières publiques pour le salut du prince, mettant le jour de la naissance de sa mère au nombre des jours malheureux, et font fumer l'encens pour des forfaits qu'ils auraient dû punir du dernier supplice.

Mais jusqu'où ne vont point les tyrans ? Après avoir porté leur puissance au dernier excès, ils affectent d'être plus que des hommes, ils ont l'impudente folie de se donner pour des Dieux ; et comme si l'avilissement des sujets pouvait encore aller plus loin, on voit ces lâches esclaves s'empresser de renchérir sur les titres que le tyran s'arroge, et adorer en tremblant l'idole qu'ont formé leurs mains.

Telle est la marche ordinaire des princes au pouvoir absolu. Ainsi, la liberté a le sort de toutes les autres choses humaines ; elle cède au temps qui détruit tout, à l'ignorance qui confond tout, au vice qui corrompt tout, et à la force qui écrase tout.

Enfin, ce n'est pas qu'il faille toutes ces armes pour usurper la puissance suprême : souvent un coup d'état suffit pour détruire la liberté.



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Jean-Paul Marat


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