Chapitre V


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre VII


CHAPITRE VI.

LES CHAINES DE L'ESCLAVAGE.

SOMMAIRE. - Marat en Angleterre. - Date de l'ouvrage intitulé : les Chaînes de l'esclavage. - Circonstances historiques. - Cosmopolitisme de Marat. - Maladie en 1774. - Insinuation de Michelet. - Énergie de Marat. - Erreur plus grave du critique. - Analyse du livre des Chaînes. - Conseils aux électeurs. - Les ruses successives de la tyrannie divisent en quatre périodes l'historique de ses envahissements. - Les Chaînes de l'esclavage peuvent être appelées le livre des peuples. - Marat est à cette époque élève enthousiaste de Montesquieu, de Jean-Jacques et de Mably. - Ses principes seront toujours les mêmes. - Tout ouvrage procède d'un autre.

Si nous avons interverti quelque peu l'ordre chronologique des publications de Marat avant la Revolution, c'est que nous voulions en finir avec les qualifications odieuses dont il a été successivement l'objet comme philosophe, comme savant et comme médecin ; ce travail préliminaire achevé, ici commence réellement notre tâche ; nous n'avons plus à nous occuper que de l'homme politique.

Marat nous a dit lui-même (chap. I) qu'il résida dix années en Angleterre ; il y a tout lieu de penser que ce séjour ne fut pas continu. Enseignait-il le français à Édimbourg en 1772 ? L'historien que nous avons cité tant de fois l'affirme ; soit, nous ne certifions que ce que nous pouvons prouver. Toujours est-il que cette année même s'achevait la publication des fameuses Lettres de Junius, pamphlet que l'on pourrait comparer à ceux de notre Paul-Louis Courier. M. Michelet, fidèle à sa tactique, ne manque pas l'occasion d'avancer que Marat se met vite à la besogne pour faire concurrence au [81] redoutable satirique anglais, ce qui signifie que le livre dont nous allons parler n'était aussi qu'un pamphlet ; or, comme l'historien a eu soin de nous apprendre au préalable que Marat ne savait pas écrire ; comme chacun sait que la satire, oeuvre d'actualité, ne se survit que par le talent, il s'en suit que les Chaînes de l'esclavage, mauvais pamphlet sans intérêt pour la postérité, ne mériteraient pas la peine qu'on s'en occupât. Voyons ce qu'il y a de vrai dans cette insinuation ; M. Michelet ne lassera pas notre tenacité.

Les chaînes de l'esclavage, The Chains of slavery, furent d'abord publiées en anglais, un an avant l'édition française du livre de l'Homme, en 1774 : Marat traduisit lui-même ce nouvel ouvrage en français, dix-neuf années plus tard. C'est le 1er février 93 qu'il en est pour la première fois question dans son Journal de la République française ; l'auteur demande à plusieurs reprises, dans le courant du mois, « que le citoyen auquel il a cédé l'exemplaire du livre intitulé the Chains of slavery veuille bien lui envoyer son adresse, car il désirerait consulter cet ouvrage pour quelques observations essentielles (N° 111). Ce n'est que le 24 qu'il annonce une traduction (N° 132), et le 28 mars suivant on lisait : « Les Chaînes de l'esclavage paraissent aujourd'hui. » (N° 154.)

Dans une notice en tête de la traduction, Marat raconte les circonstances qui accompagnèrent, en Angleterre, cette audacieuse publication ; notice intéressante par les rapprochements qu'elle suggère. Voici en quels termes il s'exprime : « Citoyen du monde dans un terme où les Français n'avaient point encore de patrie, chérissant la liberté dont je fus toujours l'apôtre et quelque fois le martyr, tremblant de la voir bannie de la terre entière, jaloux de concourir à son triomphe dans une île qui paraissait son dernier asile, je résolus de lui consacrer mes veilles et mon repos. »

Ce cosmopolitisme, que nous prisons peu parce qu'il n'est ni dans nos goûts casaniers, ni dans nos habitudes françaises, est peut-être une heureuse prédisposition à la reconnaissance [82] du principe de l'unite des peuples, à la République universelle : pour qui franchit tous les jours la rigole, il n'y a plus d'ennemis partout où bat un coeur d'homme : tout voir, c'est tout comprendre.

« Un parlement décrié pour sa vénalité touchait à sa fin, le moment d'élire le nouveau approchait ; sur lui reposaient toutes mes espérances. Il s'agissait de pénétrer les électeurs de la Grande-Bretagne de la nécessité de faire tomber leur choix sur des hommes éclairés et vertueux ; le seul moyen praticable était de réveiller les Anglais de leur léthargie, de leur peindre les avantages inestimables de la liberté, les scènes d'épouvante et d'effroi de la tyrannie ; en un mot, de faire passer dans leur âme le feu sacré qui dévorait la mienne. C'était le but de mon ouvrage. » Cela n'annonce guère un pamphlet.

Or, l'auteur ne pouvait évidemment atteindre son but à Londres qu'à la condition que le livre fut écrit en anglais, et que la plupart des exemples propres à appuyer ses assertions fussent tirés de l'histoire de ce pays. C'est aussi ce qu'il fit, mais à quel prix !

« Dévorer trente mortels volumes, en faire des extraits, les adapter à l'ouvrage, le traduire et l'imprimer, tout cela fut l'affaire de trois mois. Le terme était court... Pendant cet intervalle, je travaillais régulièrement vingt et une heures par jour ; à peine en prenais-je deux de sommeil ; et pour me tenir éveillé, je fis un usage si excessif du café à l'eau qu'il faillit me coûter la vie, plus encore que l'excès du travail. »

Relevons en passant une insinuation nouvelle de M. Michelet : « Ce livre est, comme dit Marat lui-même, une improvisation rapide. » (Histoire de la Révolution française, page 387.) Il semble, cette fois, que l'auteur des Chaînes soit surpris en flagrant délit de précipitation. Que dis je ? surpris ; l'auteur l'avoue lui-même : Tout cela fut l'affaire de trois mois ; aussi M. Michelet se hâte-t-il d'écrire tout triomphant : [83] comme dit Marat lui-même ! Distinguons, monsieur le critique, distinguons, et rien ne sera plus facile à rétorquer que votre assertion, puisque la notice des Chaînes de l'esclavage commence par ces mots : « L'ouvrage que je publie aujourd'hui était dans mon portefeuille depuis bien des années, je l'en tirai en 1774, à l'occasion de la nouvelle élection du parlement d'Angleterre. » Si Marat a dit plus haut, en parlant de la lecture des trente mortels volumes : Tout cela fut l'ouvrage de trois mois, il n'entendait parler que de l'application précise d'exemples tirés de l'histoire à des observations depuis longtemps prises en note, à des principes dès longtemps arrêtés ; or, ce qui constitue réellement la valeur, le fond du livre des Chaînes de l'esclavage, ce ne sont pas les exemples, mais les principes ; Marat a donc pu avancer sans contradiction : J'avais le livre depuis longtemps dans mes cartons, mais je le complétai en trois mois : s'il a fallu deux années à peine à La Rochefoucauld pour rédiger ses immortelles maximes, ce n'a pas été trop de toute sa vie pour les méditer.

Revenons à la notice. L'ouvrage était à peine sous presse que Marat tomba dans une sorte de prostration, par suite de fatigues excessives ; il resta treize jours dans cet etat. « Je n'en sortis, écrit-il, que par le secours de la musique et du repos. » De la musique ! cela rappelle Luther. Il y a plus d'analogie qu'on ne pense entre ces deux révolutionnaires.

Le premier soin du convalescent fut de courir chez les éditeurs. Quel fut son étonnement en apprenant que le livre imprimé n'était pas même annoncé ! Il offre d'acquitter à l'instant les frais d'annonces ; tous refusent : « Il n'était que trop visible qu'ils étaient vendus... Je compris trop tard que le ministre, craignant que cet ouvrage ne barrât ses menées pour s'assurer de la majorité du parlement, avait acheté imprimeurs, publicateurs et journalistes. » C'était entrer dans la politique par la voie des persécutions ; il semblait que ce fût un avertissement de la Providence. Marat ne se laissa pas décourager ; n'avons-nous pas vu qu'il avait pris pour modèle [84] de sa conduite Rousseau le persécuté ; nous affirmons d'avance qu'il dépassa de beaucoup son maître sous ce rapport.

Mais le ministre pouvait se porter à quelque attentat : Qu'est-ce que la vie d'un homme devant la morale de la police ? Le jeune écrivain était préparé, le caractère se dessine : « Instruit, dit-il, par l'exemple de Wilkes, et peu d'humeur de vendre paisiblement au ministre le droit de m'outrager, j'eus pendant six semaines une paire de pistolets sous mon chevet, bien déterminé à recevoir convenablement le messager d'État qui voudrait m'enlever mes papiers. Il ne vint point. Le ministre, informé de mon caractère, avait jugé à propos de n'employer que la ruse. »

Cependant Marat, réduit à garder pour lui seul tous ses volumes, eut l'heureuse idée d'envoyer en présent l'édition presque entière aux sociétés patriotiques du nord de l'Angleterre. Pour dépayser les espions, il se rendit en Hollande, et revint bientôt sur ses pas, se faisant lui-même agent de propagande. L'ouvrage fut partout accueilli avec enthousiasme ; une des sociétés du nord alla même jusqu'à rembourser les frais de la première édition et en fit une nouvelle « qu'elle répandit dans les trois royaumes, apres m'avoir fêté, et m'avoir décerné la couronne civique. Mon triomphe était complet, mais il était tardif... les elections étaient finies. »

Examinons ce code politique qui souleva, il y a bientôt cent ans, de si vives émotions chez le peuple le plus libre de l'Europe. A coup sûr il ne doit pas être totalement dépourvu de valeur.

Le livre s'annonce par un discours aux electeurs de la Grande Bretagne. On comprend que l'auteur ait réimprime cette introduction en tête de son edition de 1793 ; les conseils que Marat donnait aux Anglais en 1774 pouvaient encore dix-neuf ans plus tard être adressés aux Français : c'est qu'il semble que les peuples, comme le cheval de manège, se complaisent à recommencer tous les jours le même exercice, à tourner dans le même cercle. On y lit : « Vos droits les plus sacrés ont été [85] violés avec audace par vos représentants ; vos remontrances ont été artificieusemeut repoussées par le trône ; vos réclamations ont été étouffées avec perfidie, en multipliant les griefs qui les excitèrent ; vous-mêmes avez été traités comme des sujets remuants, suspects et mal affectionnes.

« De vous seuls dépend le soin d'assurer l'indépendance du parlement ; et il est encore en votre pouvoir de faire revivre cette auguste assemblée qui, dans le siècle dernier, humilia l'orgueil d'un tyran et rompit ses fers. Mais pour cela, combien ne devez-vous pas vous montrer délicats dans le choix de vos mandataires ! » Ici donnons encore plus d'attention, l'experience a si peu profité. « Rejetez hardiment tous ceux qui tenteraient de vous corrompre,... tous ceux qui tiennent quelque place de la cour,... ceux qui mendient vos suffrages ; vous n'avez rien de bon à attendre de ce côté-là : s'ils n'étaient jaloux que de l'honneur de servir la patrie, descendraient-ils à un rôle aussi avilissant ?... Rejetez ceux qui sont décorés de quelques titres pompeux,... la richesse insolente, la jeunesse inconsiderée. Choisissez pour représentants des hommes distingués par leur habileté, leur intégrité, leur civisme ; des hommes versés dans les affaires publiques ; des hommes qu'une honnête médiocrité mette à couvert des écueils de la misère ; des hommes que leur mépris pour le faste garantit des appas de l'ambition. » Avons-nous dit assez en avancant que les conseils de Marat aux electeurs anglais étaient encore utiles aux Français de 1793 ?

S'il est vrai que l'Ami du peuple ait été un énergumène à quarante-neuf ans, constatons bien qu'à trente ses conseils politiques étaient empreints d'une sagesse qu'on rencontre rarement à cet àge. Le livre des Chaines n'en promet que plus d'intérêt.

Ecoutons la péroraison : « Songez à ce que vous devez à la postérité. Le feu sacré qui brûlait dans la poitrine de vos pères n'enflammera-t-il jamais vos coeurs ? Ne laisserez-vous à vos descendants que des noms couverts d'opprobre ? Ne [86] frémirez-vous pas à l'idée de faire le malheur des générations à venir ? Les siècles de la liberté sont-ils donc passés sans retour ? Et faudra-t-il que vos fils, en pleurant sur leurs chaînes, s'écrient un jour avec désespoir : « Voilà, les fruits de la vanité de vos pères ? » Est-ce là ce que M. Michelet appelle « un style fade et déclamatoire ? » (Histoire de la Revolution française, page 387.)

Dans une autre introduction de trois pages, Marat annonce l'objet de son ouvrage. « Je vais, parlant de l'autorité légitime, retracer les efforts lents et continus qui, courbant peu à peu sous le joug la tête des peuples, leur font perdre à la longue et la force et l'envie de le secouer. »

Il entre en matière par l'énoncé d'une vérité qui devait, deux ans plus tard, au moyen d'un développement admirable, servir de texte à un livre fameux de Mirabeau : « L'amour de la domination est naturel au coeur humain, et, dans quelque état qu'on le prenne, toujours il aspire à primer : tel est le principe des abus que les dépositaires de l'autorité font de leur puissance ; telle est la source de l'esclavage parmi les hommes. »

Mais si tous veulent dominer, comment se fait-il que partout et toujours les peuples soient commandés par quelques-uns, et même par un seul ? Comment expliquer cette contradiction ? Il faut nécessairerment qu'il y ait de la part de ce dernier surprise, ruse, ou quelque autre moyen analogue, car comment mettre en parallele la force d'un seul et celle de tous ? Ce sont justement les pièges tendus par les tyraus aux peuples que l'auteur se propose de devoiler, apparemment, pour nous en préserver.

L'histoire, prise en général, constate un premier fait inniable : « C'est dans leur enfance que les peuples deploient toute leur vigueur, toute leur énergie, qu'ils sont le plus independants, le plus maîtres d'eux-mêmes ; avantages qu'ils perdent plus ou moins en avançant en âge, et dont il ne leur reste pas même le souvenir dans la vieillesse. »

Mais comment s'opère ce changement ? comment se consolide [87] un si bel ordre de choses ? Je vois, à l'origine, la nation française, par exemple, maîtresse d'elle-même, consultée dans le Champ-de-Mai par ses chefs, dictant ses volontés ; puis à ces volontés méprisées je vois se substituer des lois arbitraires. Pour nous expliquer cette transformation, l'auteur se trouve naturellement amené à remonter au point de départ de notre histoire. « C'est généralement en profitant des vices d'une constitution que les princes sont parvenus à se mettre au-dessus des lois. » Et pour preuve il nous trace l'esquisse rapide des envahissements de nos premiers monarques. En vingt pages l'histoire de huit siecles. Il ose y contester la légitimité des droits sur lesquels s'appuie la royauté envahissante, et dans quelques années le trône sera culbuté par un ébranlement général ! « Cependant, ajoute l'auteur en terminant cet abrégé, l'esclavage produit à main armée est un état violent durant lequel le gouvernement reçoit de fortes secousses des peuples qui cherchent à recouvrer leur liberté ; alors l'État est semblable à un corps robuste qui secoue souvent ses chaînes, et qui les brise quelquefois. Aussi pour retenir les peuples dans les fers, les princes ont-ils jugé plus sûr de les conduire peu à peu à l'esclavage, en les endormant, en les corrompant, en leur faisant perdre jusqu'à l'amour, jusqu'au souvenir, jusqu'à l'idée de la liberté. Alors l'État est un corps malade qu'un poison lent pénètre et consume, un corps languissant qui est courbé sous le poids de sa chaîne, et qui n'a plus la force de se relever. » Ici commence la description du jeu des monarchies modernes où la ruse est plus souvent mise en jeu que la force brutale ; ici l'intérêt est plus immédiat, puisque c'est de notre propre histoire qu'il s'agit.

« Tant que les peuples ont la tête échauffée par les idées de liberté, le monarque craintif se garde bien de faire aucune entreprise ; il parait au contraire le père de ses sujets, et son règne, celui de la justice. Dans les premiers temps l'administration est même si douce, qu'il semble qu'elle ait en vue [88] d'augmenter la liberté, loin de chercher à la détruire... N'ayant rien à débattre, les citoyens deviennent moins soigneux à éclairer la conduite de leurs chefs... Ils se déchargent enfin de tous soucis, pour vivre tranquillement à l'ombre des lois. » Il n'y a rien à retrancher de ce tableau. Passons à une peinture plus énergique.

« L'entrée au despotisme est-quelquefois douce et riante ; ce ne sont que jeux, fêtes, danses et chansons... On y joint bientôt la distraction des affaires ; on entreprend quelque monument national, des édifices, de grands chemins, des marchés, des églises. Les peuples, qui ne jugent que sur l'apparence, croient le prince tout occupé du bien de l'État... Que sera-ce, si celui-ci a recours aux largesses ? Il a soin que personne ne sorte mécontent de sa présence ; il s'assure par des emplois de ceux qui lui sont suspects. Elisabeth commandait à ses gardes de frapper sur la populace ; puis, comme si elle eût été réellement fachée qu'ils eussent suivi ses ordres, elle relevait aigrement leur brutalité et s'écriait que ses sujets étaient ses enfants, qu'on se gardât bien de leur faire outrage. »

Entrons plus avant dans l'art d'asservir les populations. Il faut encore des précautions, car l'esclave n'est pas entièrement façonne à la servitude, il y aurait danger de révolte : la corruption achève ce que l'hypocrisie avait commencé.

« Peu d'hommes savent distinguer des insignes la personne qui les porte ; ignorance dont les princes profitent habilement pour se mettre à la place de la nation, et ne jamais se montrer que dans l'éclat de la majesté royale... Quand ils se présentent en public, c'est toujours avec les attributs de l'autorité suprême... Ils en imposent toujours par un ton impérieux ; et afin de mieux apprendre aux peuples à les respecter, ils introduisent dans leur cour un cérémonial imposant... En voyant ses agents entourés de brillants satellites, le peuple n'ose porter sur eux des regards assurés. »

Voilà le sujet ébloui, il ne s'agit plus que de l'avilir. [89] Alors viennent les encouragements aux écrivains qui trompent le public, aux artistes qui le pervertissent ; alors s'élèvent les theâtres pour l'amuser ; on pensionne à ses frais des acteurs, des musiciens, des baladins ; déjà les plaisirs lui tiennent lieu de tout. »

Ici Marat prouve combien le commerce, malgré tous ses avantages, est cependant, sous tant de rapports, funeste aux moeurs et à la liberte. « En procurant à chacun les productions des divers climats, il assujettit les peuples à de nouveaux besoins : s'il efface bien des préjugés funestes, il détruit bien des préjugés utiles... Le marchand regarde ses compatriotes du même oeil que les étrangers, il finit par ne plus les connaître... Chaque peuple joint à ses vices plus d'un vice qu'il n'avait pas ; la patrie du vrai marchand est le pays ou il fait le mieux ses affaires ; occupé de ses gains, étranger à tout le reste, son coeur se ferme aux affections les plus nobles... A force de tout soumettre au calcul, il parvient à évaluer chaque chose : pour lui tout est vénal ; sa stricte équité dégénère en avarice... Des spéculations en tous genres amènent nécessairement la formation des compagnies privilegiées pour certaines branches de commerce exclusif : compagnies toujours formées au prejudice du commerce particulier, des manufactures, des arts et de la main-d'oeuvre, par cela seul qu'elles détruisent toute concurrence. Ainsi les richesses qui auraient coulé par mille canaux divers pour féconder l'état se concentrent dans les mains de quelques associations qui dévorent la substance du peuple et s'engraissent de sa sueur... Si le commerce corrompt tous ses agents, il a une influence bien plus étendue sur la société entière, par le luxe qu'il traîne toujours à sa suite. » Il y a loin de là sans doute à la profonde critique de nos économistes spéciaux ; mais la peinture en est-elle moins fidèle, et s'agissait-il ici d'autre chose ?

S'il est vrai que le commerce ait ces effets funestes, autant de gagné pour le despotisme ; mais revenons à ce dernier : [90] « Les dons du prince font les riches attachés à lui par intérêt ; dès que la richesse tient lieu de talent, de mérite, de vertu, on la recherche comme le bien suprême : pour avoir de l'or, on ne craint pas de se couvrir d'infamie, et comme le prince dispose des bénéfices, des charges et des dignités, il s'en sert pour se faire des créatures. Ceux qu'il ne place pas, il les retient à lui par l'espoir, par un coup d'oeil, par une distinction puérile, par des cajoleries. A la gloire que le public seul dispense, le roi substitue des dignités que lui seul distribue. Comme il est la source de tout, pour être quelque chose il faut lui plaire. Les sourdes menées ne lui font pas faute ; ce n'est point en sapant, mais en minant le temple de la liberté qu'on le renverse. » Lieux communs, diront les critiques. Sottise persistante des peuples, ajouterai-je, et dont, par conséquent, force est bien de recommencer le programme. Lieux communs ! cette expression nous rappelle qu'en effet Marat a oublié de river un des anneaux de la chaîne de servitude ; je veux parler de cette entente des écrivains salariés à jeter le ridicule sur quiconque essaye de galvaniser les morts à la liberté par l'image des maux qu'ils endurent.

Mais glissons rapidement sur les observatlons les plus profondes pour arriver à la derniere phase de la tyrannie, à la plus terrifiante.

« Il faut que les sujets, quoi que fasse le monarque, ne puissent plus se révolter. A cet effet, il les divise en plusieurs classes avec des intérêts opposés ; il lève des troupes réglées prises dans le peuple même et soudoyées par le peuple ; il érige des cours de judicature dont il rend les jugements arbitraires ; il laisse ses esclaves énervés s'abrutir dans l'ignorance, s'hébéter par les superstitions ; il gagne, à cette fin, les prêtres qui ordonnent, au nom de Dieu, la soumission au prince. C'en est fait, toutes les mesures sont prises pour qu'on ne se méprenne pas sur sa puissance ; et pour terrifier à jamais, il ne s'agit plus que d'un coup d'État ; il le fera, rien de plus [91] aisé, la violeuce est à ses ordres, les instruments de supplice sont prêts, les prisons attendent ; les janissaires, les geôliers, les bourreaux ne failliront pas à la tâche : le coup a reussi, le peuple a des fers, la chaîne est rivée, le tyran triomphe. »

Voilà l'esquisse d'un tableau complet dans l'original. Et, comme nous l'avons déjà fait remarquer, chaque assertion s'appuie sur un exemple, et les exemples sont tirés des histoires de tous les pays, afin de montrer que la tyrannie est partout la même, la servitude aussi. Le livre des Chaînes de l'esclavage s'adresse donc à toutes les nations ; nous pouvons dire avec Bossuet : « Et maintenant, peuples, soyez instruits. »

Quand on songe que c'est à trente ans seulement que Marat traçait cette peinture d'une touche si hardie, d'une observation si pénétrante ; quand on réfléchit qu'il a encore devant lui quinze années d'experience à acquerir avant de se prendre corps à corps avec cette monarchie décrépite, on prévoit l'issue de la lutte. Elle essayera de la ruse pour tromper ce scrutateur qui la devinait du regard ! Machiavel avait intitulé son immortel ouvrage : le Livre du Prince ; on pourrait appeler les Chaînes de l'esclavage le livre des peuples ; c'est avec raison que la veuve de Marat le recommandait comme mannel de quiconque redoute l'oppression. Machiavel avait dit aux tyrans : Suivez telle voie et vous dominerez ; Marat dit aux sujets : "Voilà ce que vos maîtres ont fait, ce qu'ils sont prêts à faire encore pour vous asservir ; c'est à vous à veiller. La différence des temps et des lieux de publication explique peut-être la diversité des procédés ; mais, à mes yeux, la préférence ne peut être indécise entre un livre qui, somme toute, a servi la tyrannie, et celui qui, sans équivoque, ne servira jamais que la liberté.

On rit encore de pitié quand on songe que la royauté essayera de corrompre un homme qui, depuis son adolescence abandonné à lui-même, avait pu résister aux mille tentations de la misère et de l'ambition ! quand on songe qu'elle usera [92] aussi de l'intimidation contre cette barre à trempe d'acier qui durcit sous les coups !

On conviendra, et la date de cette publication en fait foi, qu'en 1791 l'auteur des Chaînes pouvait, sans trop de présomption, répondre à Camille Desmoulins qui l'avait attaqué légèrement dans son Journal : « Jeune homme, apprenez qu'après la vérité et la justice la liberté fut toujours ma déesse favorite ; que toujours je sacrifiai sur ses autels, même sous le règne du despotisme ; et qu'avant que vous en sussiez le nom, j'en étais l'apôtre et le martyre. » (L'Ami du Peuple, N° 448.)

Nous avons dit que le propre de cet ouvrage était de s'adresser à tous les peuples, d'être écrit pour tous les temps, comme toutes les grandes oeuvres ; croira-t-on qu'on ait fait un reproche à l'auteur de ce qui justement prouvait sa supériorité ? On a été jusqu'à écrire : « Marat n'a nul sentiment vrai de l'Angleterre ; il croit que tout le danger est du côté de la couronne ; il ignore parfaitement qu'avant tout l'Angleterre est une aristocratie. » (Michelet, Histoire de la Révolution française, tome II, page 388.) En vérité, qui sérieusement pourrait penser que Marat, pendant un sejour de dix ans dans la Grande-Bretagne, ne s'était pas aperçu de l'influence de l'aristocratie ? Il n'est pas si mince commis voyageur dont la perspicacité n'aille jusque-là, ; si l'auteur ne s'attaquait qu'à la royauté, c'est qu'apparemment il pensait que, le tronc abattu, les branches tomberaient et se dessécheraient d'elles-mêmes. En cela, il nous paraît avoir été de l'avis des plus grands politiques, de l'avis surtout de l'aristocratie qui tient tant à conserver ses rois ; en cela Marat pourrait bien s'être montré plus profond que son critique : ce qui nous étonne peu.

L'auteur est jeune ; on sent qu'il est tout pénétré de ses maîtres, Montesquieu, Rousseau et Mably : il est sous le charme ; ce n'est encore qu'un disciple, mais c'est par là qu'il faut commencer pour être maître un jour. [93]

Comme toute l'école anglaise, il croit encore aux bons rois ; c'est du moins par cette profession de foi qu'il débute : « Un bon prince est le plus noble ouvrage du Createur. » Il a oublié de nous en donner un exemple tire de l'histoire d'Angleterre ou de la nôtre. Mais peut-être cette crédulité simulée n'était-elle, après tout, au XVIIIe siècle, qu'une précaution oratoire ? Chercher un seul bon prince dans ce long martyrologe des peuples n'était peut-être qu'une satire. C'était encore trop d'un, Marat, ne pouvant trouver le phénomène, laissera de côté plus tard toute cette rhétorique.

L'enthousiaste de Jean-Jacques se reconnait à ce qui suit : « La petite étendue d'un Etat ne contribue pas peu à y maintenir le règne de la justice et de la liberté. » Le maître et l'élève n'avaient pas réfléchi que s'il en était ainsi pour l'antiquité, la presse, invention moderne, avait renversé tous les obstacles, vaincu toutes les difficultés de communication : que diraient-ils aujourd'hui que la science a crée l'étincelle électrique, messagère des lois ? Que si l'on insiste, si l'on affirme que dans nos monarchies très-étendues il est encore facile aux princes de porter aux lois des atteintes irréparables malgré la presse, malgré le télégramme, la conclusion est bien simple : plus de monarchie.

Dans un autre passage, Marat nous paraît surtout se rapprocher de Mably : « Tant que les terres sont partagées à peu près également entre les habitants, chacun a les mêmes besoins et les mêmes moyens de les satisfaire ; or, les citoyens ayant entre eux les mêmes rapports sont presque indépendants les uns des autres : position la plus heureuse pour jouir de la liberté dont un gouvernement soit susceptible. »

Inutile de nous arrêter à des opinions sur lesquelles nous aurons lieu de revenir plus tard. Quoi qu'il en soit, ceux qui, comme nous, ne croient pas qu'on puisse jamais ignorer complètement des vérités innées ; ceux qui pensent que toute âme indépendante et sincère a dû chérir d'instinct la déclaration des droits de l'homme, du jour où elle a eu conscience [94] d'elle-même : ceux-là sont heureux de retrouver en 1774 Marat le même que nous l'avons montré dans son enfance, le même que nous le verrons au jour de sa mort : l'Ami du peuple naissant, vivant et mourant dans la même doctrine politique, dans la foi aux principes éternels de l'égalité et de la liberté, restera le prototype de la loyauté désintéressée.

L'auteur des critiques que nous citions à propos des Chaînes de l'esclavage ajoute encore malignement que cet ouvrage était inspiré du livre de Raynal, qui venait de paraître. C'est possible, pourquoi pas ? puisque, de son propre aveu, Marat s'était déjà inspiré de Rousseau ; qui l'était lui-même de Locke, qui l'était de Hooker, qui l'était d'un autre à coup sur, comme il faut absolument être fils de quelqu'un. On pourrait ainsi remonter jusqu'à Adam et Eve. Il nous semble à ce propos que notre Molière a répondu une fois pour toutes à ces amateurs qui ne voudraient que du neuf, quand il disait : « Je prends mon bien partout où je le trouve. » La vérité, voilà notre bien commun ; ressaisissons-le partout aussi, ajoutons-le à nos acquisitions déjà faites, et formons-en à tout jamais l'héritage grossi de l'humanité. C'est notre droit ; que dis-je ? c'est plus encore : c'est notre devoir. [95]



Chapitre V


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre VII


dernière modif : 03 May. 2001, /francais/bougeart/marat6.html