Chapitre XX


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XXII


CHAPITRE XXI.

MARAT FUT-IL DÉMAGOGUE ?

1789 - 1793

SOMMAIRE. - Pourquoi Marat n'est pas sympathique. - Conditions de sympathie. - Faut-il admettre au moins quelques-unes des accusations dont on a chargé l'Ami du peuple ? - Marat fut-il démagogue ? - Citations en preuves du contraire. - A-t-il méprisé le peuple ? - Quel parti Marat a pris.

Arrivé au point où nous en sommes de cette étude, une observation se présente : on se demande pourquoi Marat, déchargé des odieuses accusations sous lesquelles on s'est complu à couvrir gratuitement sa mémoire, pourquoi l'Ami du peuple n'est pourtant pas sympathique, comme Danton par exemple. C'est une question que nous nous sommes faite vingt fois à nous-même. Plus nous étudions l'homme, plus nous sentons grandir notre admiration pour cette logique que rien ne peut troubler, plus se fonde notre estime pour ce caractère qui ne fléchit devant aucun danger, pour cette conduite toujours en harmonie avec la conviction politique ; et, malgré tout, il faut bien l'avouer, nous nous sentons encore froid devant l'homme ; il se sacrifie, il souffre, il meurt pour une cause qui est la nôtre, et son martyre et sa mort ne nous arrachent pas une larme, quand, au contraire, le coeur se brise au seul récit de Camille se débattant sur la fatale charrette. Et pourtant quelle différence entre ces deux existences de deux hommes défendant les mêmes principes ! Toute la vie de l'auteur des Révolutions de France et de Brabant avait été joyeuse : son patriotisme jusqu'au dernier jour avait été largement rémunéré par la gloire, par [357] l'aisance, par l'amour d'une femme incomparable, par la paternité ; et cependant personne n'avait, avec plus de légèreté, compromis une foi politique héroïquement soutenue sous les feux croises de la Bastille !

Je cherchais bien loin la raison de cette sorte de contradiction : elle était tout près de moi ; elle était en moi, dans notre double nature, intelligence et sentiment, esprit et coeur, j'avais cru jusqu'à présent que la raison éclairait dans l'homme le choix de ses sympathies ; il n'en est rien. Notre affection ne sort pas du domaine des sensations ; notre estime, du domaine des considérations intellectuelles ; nous vivons dans ceux qui s'adressent à nos instincts, mais nous ne faisons que communiquer, pour ainsi dire, froidement avec ceux qui ne parlent qu'à notre esprit ; en d'autres termes, nous ne saurions sympathiser par raison démonstrative, s'il est permis dans une question aussi grave de se servir des expressions de notre grand comique.

En effet, qu'avons-nous reconnu jusqu'à présent dans l'Ami du peuple ? Un homme qui soumet tout au raisonnement, ses principes, ses opinions, ses actes, et qui, s'adressant à nous, n'en appelle jamais qu'à notre logique, à chaque instant la redresse, et nous prouve que notre sentimentalité est la source des préjugés les plus funestes aux principes mêmes que nous nous efforçons de proclamer bien haut. Pour tout dire en deux mots, nous ne pouvons sympathiser avec Marat, parce qu'il s'adresse trop exclusivement à notre raison, parce qu'il a trop raison, parce qu'il fait trop peu la part de l'homme, parce qu'il semble qu'il soit plus qu'homme.

Mais fallait-il, pour ne pas trop brusquer les idées reçues, pour se faire accepter, qu'il transigeât avec la vérité ? Devait-il sacrifier aux passions humaines, pour ne point paraître trop supérieur à ses contemporains ? De ce qu'il ne nous est pas sympathique, parce qu'il parle plus à l'esprit qu'au coeur, de ce qu'il est même antipathique, si l'on veut, s'ensuit-il qu'il soit nécessairement coupable ; que de tant de crimes [358] épouvantables dont on l'a chargé, il faille nécessairement en admettre quelques-uns de vrais ? Basile avait-il donc raison quand il disait : « Calomniez, il en restera toujours quelque chose ? » Ne sentez-vous pas qu'avec vos proverbes qu'il n'y a pas de fumée sans feu, que rien n'est parfait sous le soleil, que celui qui veut trop prouver ne prouve rien, ne sentez-vous pas, dis-je, que vous servez admirablement la doctrine des Basiles de l'histoire et de la politique ? Comment ! un homme est traduit devant un tribunal, et, parce que le ministère public accumule à sa charge plusieurs chefs d'accusation, il faudra, moi juge, que j'en accueille au moins un ou deux, parce qu'il n'y a rien de parfait ici-bas ? Lecteurs, j'en appelle à votre bon sens, à votre justice, à votre loyauté, et je poursuivrai ma tâche, confiant en votre amour de la vérité. Comme j'ai fait jusqu'ici, je n'imaginerai pas de calomnies gratuites, pour me donner le facile plaisir de les réfuter ; je les prendrai chez les adversaires de Marat les plus en renom, et je n'aurai pas perdu mon temps si je parviens à prouver qu'ils l'ont jugé avec mauvaise foi, et que l'Ami du peuple est digne à tous les titres de la reconnaissance des révolutionnaires, dut-il ne nous pas être sympathique.

Il n'est pas d'amplification prétendue anti-anarchiste où l'on ne retrouve cette incrimination nouvelle formulée en manière de simple épithète : le démagogue Marat. C'est une phrase faite, et rien de plus vivace qu'une phrase faite. Nous sommes, bien plus qu'on ne le pense, gouvernés par les euphémismes ; comme disait Camille, c'est par l'oreille que les peuples aussi sont empoisonnés. Examinons de près ce nouveau chef d'accusation.

Tout le monde sait ce qu'il faut entendre par démagogue : c'est un homme qui trompe le peuple en vue de son propre intérêt. Du temps des Romains, les ambitieux le séduisaient au moyen de distributions de blé ou d'argent, témoin César et Crassus ; d'autres l'ont gagné en se faisant passer pour dieux ou envoyés de Dieu, témoin les chefs de religion : le [359] procédé devant nécessairement se rapporter à l'état des esprits et aux besoins du moment, à chaque siècle son moyen. En 1789, le peuple vient de s'émanciper ; nous entendons résonner de toutes parts un concert de louanges hyperboliques ; la flatterie du vainqueur est à coup sur à l'ordre du jour : voyons donc si Marat flatta le peuple ; il est écrivain, il à un journal à sa disposition, rien de plus facile ; lisons.

Nous sommes à deux mois de l'affaire de la Bastille ; tous les esprits sont encore dans l'ivresse de la victoire : elle fait le texte de tous les discours, de tous les refrains, de toutes les professions de foi ; c'est question d'amour-propre individuel, car chacun l'a prise, ou du moins le prétend. Les journalistes patriotes n'ont pas d'assez emphatiques hyperboles pour fêter ce grand jour ; ouvrons l'Ami du Peuple : « O Français ! peuple libre et frivole, ne pressentirez-vous donc jamais les malheurs qui vous menacent ? vous endormirez-vous toujours sur les bords de l'abîme ?

« Grâce au peu de vues de ceux qui tenaient les rênes du gouvernement, à la lâcheté des ennemis de l'État, à un concours d'événements inattendus, vous avez rompu vos fers, vous avez les armes à la main... Mais au lieu de sentir que votre indépendance actuelle est l'ouvrage des conjonctures, vous en faites honneur à votre sagesse, à votre courage ; la vanité vous aveugle ; et, dans l'ivresse d'un faux triomphe, vous laissez vos perfides ennemis renouer tranquillement les fils de leur trame odieuse. » (L'Ami du Peuple, N° 8.) Croit-on que ce soit généralement avec de telles paroles qu'on s'attire les applaudissements des triomphateurs ? Ce serait tenir bien peu compte de tout ce que nous avons vu nous-mêmes au lendemain de victoires beaucoup moins importantes. En vérité, si ce Marat est un démagogue, c'est au moins un démagogue d'une trempe nouvelle, qui prend le contre-pied de ce qu'ont fait tous les autres. A quoi cet étrange système le conduit-t-il ? Je ne sais encore ; mais poursuivons nos investigations, voyons s'il persistera. [360]

Il vient de reprocher au peuple sa vanité ; le lendemain, il appuie plus fortement encore : « Cessons de nous plaindre ; les maux cruels qui nous font gémir sont notre ouvrage : les fruits amers de notre dépravation. Qu'attendre d'un peuple d'egoistes qui n'agissent que par des vues d'intérêt, qui ne consultent que leurs passions, et dont la vanité est l'unique mobile ? Ne nous abusons plus : une nation sans lumières, sans moeurs, sans vertus, n'est pas faite pour la liberté. Elle peut bien rompre un moment ses fers, mais peut-elle éviter de les reprendre ? et, si elle n'est pas enchaînée par la force, elle le sera infailliblement par la fourbe. » (L'Ami du Peuple, N° 9.) Voilà l'homme qu'on a accusé d'immoralité !

Mais attendez, il ne s'en prendra pas seulement au peuple en général ; il sait qu'un reproche qui s'étend à tous amoindrit son effet par son étendue même ; chacun rejette sur son voisin sa part de culpabilité ; bref, tout le monde s'absout dans son for intérieur, et l'accusateur ne court pas grand risque, car ce n'est plus qu'une sorte de moraliste politique dont on est convenu d'écouter les préceptes sans jamais les suivre. Marat va s'attaquer à des classes particulières.

Quelle raillerie amère dans cette réflexion sur le peuple de Paris ! « Nous sommes de bonnes gens, nous-autres Parisiens à prétentions, nous nous croyons bons patriotes lorsque nous avons bavardé sur les affaires du jour... Immolez-vous donc pour des êtres de cette espèce ! » (Ibidem, N° 99.)

Et ce portrait des profonds politiques de la cité souveraine ; qui n'en reconnaîtrait aujourd'hui même l'original ? « O Parisiens ! vous n'êtes que des enfants qui fermez les yeux sur les malheurs qui vous attendent ; l'irréflexion vous tient dans la sécurité, la vanité vous console de tous vos maux. Courez dans les cafés, bavardez sur les papiers-nouvelles, rangez-vous autour d'un poêle ou d'une table, racontez vos exploits, et portez vos chaînes. » (Appel à la nation.) Si c'est là une manière adroite de gagner le peuple, nous la conseillons aux flatteurs à venir, et nous déclarons [361] leur pardonner d'avance une ambition si bien déguisée.

Croyez-vous, en conscience, que, les bourgeois de 1790 lui aient jamais pardonné la boutade qui suit ? « L'appareil militaire vous a séduits ; le désir de vous distinguer par un uniforme vous fit aller en foule inscrire vos noms. Au lieu de vous exercer au maniement des armes pour repousser l'ennemi, vous n'apprenez à les manier que dans la crainte d'y paraître gauches ; vous vous amusez à des parades. Au lieu de vous montrer zélés soldats de l'État, vous bornez vos devoirs à promener votre uniforme dans les cercles, à vous rendre à la parade, à vous pavaner dans les jardins publics, à vous passer en revue lorsque le temps est serein, à arpenter les rues, enseignes flottantes, au bruit d'une musique guerrière. Le soleil vous voit rangés autour d'une table de jeu dans un corps de garde. L'envie vous divise. Le dernier d'entre vous, affublé d'un uniforme, fait le petit important. Naguère encore vous étiez citoyens, vous voilà transformés en automates aux ordres d'un chef, et bientôt peut-être vous serez transformés en instruments aveugles d'oppression. » (L'Ami du Peuple, N° 89.) Arrêtons-nous à ce trait, on nous accuserait d'allusion. C'est dommage, en vérité, que nous ayons promis de ne pas nous amuser à faire ressortir le mérite littéraire de ce Marat, qui ne savait pas même écrire, a dit M. Michelet.

Ce n'est pas tout encore, le démagogue Ami du peuple va s'attaquer à la chose sainte et sacrée, aux idoles du jour, aux rois en germe, aux grands orateurs des clubs : « Le plus cruel fléau que nous ayons à combattre pour faire triompher la liberté, ce sont les faux patriotes exaltés qui se prévalent de leurs marques de civisme pour égarer leurs concitoyens et les jeter dans des démarches violentes, hasardées, téméraires et désastreuses. Ces intrigants ne se contentent pas d'être les factotums de leurs sections respectives, ils s'agitent du matin au soir pour s'introduire dans toutes les sociétés populaires, les influencer et devenir enfin les grands faiseurs. » (Ibidem., N° 233.) [362]

Puisqu'il s'agit de clubs, épuisons la matière ; en révolution, le plus grand danger est là. « Qu'attendre de ces assemblées d'imbéciles qui ne rêvent qu'égalité, qui se vantent d'être frères, et qui excluent de leur sein les infortunés qui les ont affranchis ? Qu'attendre d'un peuple chargé de fers à qui l'on dit : tu es libre, et qui croit être libre ; d'un peuple d'opprimés à qui l'on dit : tu es heureux, et qui croit être heureux ; d'un enfant qui chante au milieu des calamités publiques, qui s'amuse d'un refrain, lorsqu'on rive ses chaînes, et qui descend dans l'abîme en dansant ? » (L'Ami du Peuple, N° 175.)

Il semble même qu'il choisisse de préférence pour ses mercuriales les moments où le peuple est le plus enivré de son triomphe. Au lendemain des 5 et 6 octobre : « O mes concitoyens ! hommes frivoles et insouciants, qui n'avez de suite ni dans vos idées ni dans vos actions, qui n'agissez que par boutades, qui pourchassez un jour avec intrépidité les ennemis de la patrie, et qui, le lendemain, vous abandonnez aveuglement à leur foi, je vous tiendrai en haleine, et, en dépit de votre légèreté, vous serez heureux, ou je ne serai plus. » (Ibidem, N° 28.) « Insensés que nous sommes ! nos ennemis nous traitent comme des imbéciles ; ont-ils tort ? Nous ne sommes à leurs yeux que des animaux féroces, dont il faut éviter le premier coup de boutoir, et que l'on peut ensuite mener avec un fil. » (Ibidem, N° 29.)

Au milieu de l'enthousiasme universel et frénétique de l'anniversaire du 14 juillet, de cette fameuse fête de la Fédération, qui sert encore aujourd'hui de lieu commun au sentimentalisme patriotique, lui seul n'est pas dupe de la comédie et s'écrie : « Qu'attendre d'un peuple d'ignorants qui raffolent de parades, qui s'engouent des ennemis qui les flattent, qui acclament leurs oppresseurs, qui adorent leurs tyrans ? O mes concitoyens ! comment seriez-vous jamais heureux ? vous avez tous les vices des esclaves, vous n'avez aucune des vertus des hommes libres. » (Ibidem, N° 166.)

Et c'est en parlant des rapports de Marat avec les [363] Parisiens que les ennemis du démagogue ont écrit : son peuple. Marat n'eut pas de peuple ; s'il en avait eu un, on pourrait citer un club analogue à celui des Cordeliers et des Jacobins, qui marchait à sa voix, qui attendait ses ordres pour agir, qui se faisait un catéchisme politique de sa doctrine, un club des Maratistes en un mot. Mais rien de tel. Si on lit qu'il fut simultanément nommé président honoraire de l'un et de l'autre des deux clubs dont les chefs réels furent Danton et Robespierre, ce n'est là qu'un hommage public dont vingt autres ont joui comme lui, hommage rendu à l'homme dont le patriotisme ne pouvait être mis en doute après tant d'années de souffrances. Quiconque a pesé toutes les citations que nous venons de faire comprendra pourquoi Marat n'eut pas de peuple à lui. Il faudrait vraiment plus de philosophie qu'il n'est permis d'en supposer à des séides, pour croire qu'ils fussent prêts à donner leur vie pour un maître qui écrivait : « Paris est le cloaque de tous les vices, et ses habitants prétendent être libres ! Non, non, qu'ils ne s'en flattent pas ! Il faut, pour être libre, des lumières, du courage, des vertus. Des hommes ignares, frivoles, lâches, rampants, livrés à la dissipation, à la mollesse, aux plaisirs, au jeu, à la débauche, et dont les chefs ont le coeur pourri, sont faits pour être esclaves, en dépit de leur sotte jactance. »

Le peuple de Marat ! On n'a pas de peuple à soi, quand on lui parle ainsi, quand jamais on ne se montre en public, quand on ne se fait entendre à aucune tribune, faut-il le dire ? quand, physiquement parlant, on représente si peu. Enfin, on n'est pas démagogue quand, pouvant aspirer à toute place, on n'a jamais sollicité de fonctions dans le pouvoir exécutif, fonctions qui semblent plus particulièrement dévolues aux ambitieux, puisqu'elles donnent à celui qui les remplit une grande autorité personnelle, c'est-à-dire les moyens de se faire plus de créatures, de payer plus de dévouements. Les vrais démagogues n'y ont pas manqué.

Mais, pour prouver qu'on n'adule pas le peuple, faut-il [364] prendre à tâche de ne jamais lui rendre justice ? Doit-on être injuste pour n'être pas réputé flatteur ? C'est un piége que nous avons vu tendre aux patriotes timorés par d'astucieux contre-révolutionnaires, mais que Marat put éviter. Est-ce une basse adulation que cette supplique qu'il adressait aux pères conscrits le 30 juin 1790, à propos de l'obligation imposée aux travailleurs de payer trois journées de leur travail déjà si peu lucratif, pour jouir des droits de citoyens actifs ? Ce passage compose un des plus beaux numéros de l'Ami du Peuple ; nous ne pouvions mieux clore ce chapitre.

« Pour nous accorder le mince privilège d'être reconnus membres de l'État, dont jusqu'ici nous avons supporté toutes les charges, dont nous acquittons tous les devoirs pénibles, dont nous remplissons toutes les fonctions dégoûtantes, malsaines, dangereuses, dont nous venons de rompre les fers au péril de notre vie, au prix de notre sang, vous exigez inhumainement de nous le sacrifice de trois journées d'un travail qui peut à peine nous donner du pain, comme si vous vouliez nous faire périr de misère. Pour nous conférer le triste privilège de donner notre suffrage à ceux qui auront l'honneur de nous gourmander, et le bonheur de s'engraisser à nos dépens, en vertu de vos décrets... Quel sort affreux que le notre ! Pour nous le ciel fut toujours de bronze, et aujourd'hui, comptés pour rien dans toutes vos dispositions, l'espoir même nous est enlevé : vos entrailles seraient-elles fermées pour nous ? Pères de la patrie, vous vous êtes emparés des biens des pauvres pour payer les Sardanapales de la cour, les favoris de la reine, les pensionnaires du roi, les usuriers, les agioteurs, les maltôtiers, les concussionnaires, les déprédateurs, les dilapidateurs, les sangsues de l'État, et, non contents de nous laisser dans le plus affreux dénûment, vous nous enlevez nos droits pour nous punir des crimes des méchants et de la barbarie du sort. Est-il besoin de faire valoir nos services pour nous soustraire à l'oppression ? [365] Rappelez-vous ces crises orageuses où l'on courait aux armes pour repousser des légions sanguinaires, abattre le despotisme et sauver la patrie prête à périr. Nous étions partout où le péril nous appelait, prêts à prodiguer notre sang pour votre défense ; et pendant trois mois consécutifs nous avons seuls supporté le poids d'une campagne laborieuse, exposés tous les jours au soleil, à la faim, à la soif ; tandis que les riches, cachés dans des souterrains, n'en sont sortis qu'après les temps de crise, pour s'emparer du commandement, de toutes les places d'honneur et d'autorité. Nous nous sommes donc sacrifiés pour vous, et aujourd'hui, pour prix de nos sacrifices, nous n'avons pas même la consolation d'être réputés membres de cet État que nous avons sauvé. Quelles peuvent donc être vos raisons pour nous traiter aussi indignement ? Le pauvre est citoyen comme le riche, vous en convenez : mais vous prétendez qu'il est plus exposé à se vendre ; y pensez-vous ? Voyez dans toutes les monarchies du monde, ne sont-ce pas les riches qui forment le vil essaim des courtisans ? Ne sont-ce pas les riches qui forment les legions innombrables d'ambitieux qui recherchent la faveur par toute espèce de moyens, et lui sacrifient leur honneur ? Ne sont-ce pas les riches qui forment les suppôts du despotisme dans le sénat, dans le cabinet, dans les cours de judicature, dans l'armée elle-même ? Ne sont-ce pas les pauvres qui, en tous lieux, réclament les premiers contre la tyrannie, et se soulèvent contre leurs oppresseurs ? S'ils étaient prêts à se vendre, et s'ils ne voulaient que de l'or, ils en prendraient quand ils trouveraient l'occasion. Et qui les empêchait, dans les premiers jours de l'insurrection, d'avoir mis vos maisons au pillage ? Qui les empêchait, dans celles qu'ils ont livrées aux flammes, d'en enlever les dépouilles ? En a-t-on vu un seul s'enfuir chargé de butin ?... Mais ce n'est pas au nom de la reconnaissance et de l'éternelle justice, c'est au nom du salut commun que nous vous supplions de ne pas outrager la nature et de vous souvenir que nous sommes citoyens comme vous, [366] puisque vous avez oublié que nous sommes vos frères... » (L'Ami du Peuple, N° 149.)

Si ce n'est pas là un discours à égaler à ceux des plus pathétiques orateurs du moment, c'est donc qu'il y a des sujets qu'il faut se garder d'aborder, et que la défense de la cause des opprimés, des méprisés, n'est jamais de mode et doit être réputée de mauvais goût ? Marat n'en jugeait pas ainsi ; mais s'il prit un parti décisif, celui des faibles contre les puissants, il vient de développer ses raisons qu'il serait difficile de réfuter. Au point de vue révolutionnaire, en voici d'autres encore non moins solides, non moins irréfutables : « Dans l'état de guerre où nous sommes, il n'y a que le peuple, le petit peuple, ce peuple si méprisé et si peu méprisable, qui puisse imposer aux ennemis de la Révolution, les contenir dans le devoir, les forcer au silence, les réduire à cet état de terreur salutaire et si indispensable pour consommer le grand oeuvre de la Constitution, organiser sagement l'État, et imprimer le mouvement à la nouvelle machine politique. » (Ibidem, N° 132.) Ce n'est pas là sans doute l'avis de nos sages législateurs, mais nous savons où cette sagesse-là nous a menés, et l'expérience nous suffit à cet égard. Ce n'est pas non plus l'opinion des impartiaux. Les impartiaux ! comme si la justice n'était pas un parti que la conscience nous fait un devoir d'embrasser. [367]



Chapitre XX


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XXII


dernière modif : 22 Apr. 2001, /francais/bougeart/marat21.html