Chapitre XVIII


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XX


CHAPITRE XIX.

MARAT FUT-IL ENVIEUX ?

1789 - 1793

SOMMAIRE. - Si Marat fut mû par l'envie, il ne mérite aucune considération. - Accusation formulée par M. Michelet. - Conduite de Marat envers les savants Lavoisier, Bailly, Condorcet, Monge. - Justice qu'il rend a Lafayette. - Son opinion privée sur Barère et Robespierre. - Justice qu'il rend à ses concurrents Loustalot, le Père Duchêne, Fréron et Desmoulins. - Il exalte les patriotes et notamment Robespierre. - Comme il répond à ses ennemis. - Lettre à Camille Desmoulins. - Son véritable mobile.

Il est bien vrai de dire que si l'envie finit toujours par se dévorer elle-même, elle puise néanmoins dans sa rage une sorte de vigueur fébrile qui, momentanément, la fortifie en apparence et la soutient, comme les liqueurs spiritueuses semblent réconforter les étiolés de l'ivresse. Si Marat fut réellement envieux, il est permis d'attribuer à cette passion seule toute son énergie, de nier conséquemment son patriotisme, son ardent amour pour l'humanité ; il n'a plus à nos yeux aucun mérite, il est digne de la répulsion générale dont il est encore aujourd'hui l'objet.

C'est M. Michelet, comme toujours, qui s'est chargé de résumer devant le tribunal de la postérité ce nouvel acte d'accusation. « Ce qui fait grand tort à Marat dans mon esprit, plus que toutes ses fureurs, c'est qu'il n'est pas tellement furieux et monomane qu'il ne se rappelle à merveille ses ennemis personnels... S'il voulait mériter ce grand nom d'Ami du peuple, s'il voulait rendre sacré le rôle terrible d'accusateur national qu'il s'était donné, il fallait d'abord être [328] pur, désintéressé. N'avoir point de cupidité ne suffit pas, il faut aussi être pur de haine. » (Histoire de la Révolution française, t. II, p. 398-99.)

S'il en est ainsi, cette haine, effet de l'envie secrète qui le mine, va s'acharner sur ses rivaux : rivaux de science, rivaux d'honneurs publics, rivaux de métier, rivaux d'influence patriotique. Examinons.

Quant à ses rivaux de science, nous avons fait justice ailleurs de cette accusation, quand nous avons considéré Marat comme savant.

« L'objet principal de cette rage envieuse, c'est naturellement le premier du temps, Lavoisier. » (Michelet, ibidem.) Nous avons prouvé pourquoi l'accusation d'avoir préparé l'échafaud de Lavoisier était inique. En y réfléchissant davantage, en se demandant quel était le grand pourvoyeur du tribunal révolutionnaire au 19 floréal an II (8 mai 1794) ; de quelle manière avait procédé ce tribunal, à partir de l'assassinat de Marat et de celui de Danton ; en méditant sur le caractère connu du dictateur suprême de 1794, peut-être l'historien aurait-il trouve le contraire de ce qu'il a avancé ; mais s'il fallait y regarder de si près, deux années suffiraient à peine, rien que pour étudier Marat, la plume à la main. On a plus vite fait de s'en fier à ses intuitions : la méthode intuitive, essentiellement féminine, a éclairé les jugements de M. Michelet à peu près comme elle illumine tous les jours la judiciaire des femmes.

Nous avons démontré encore, preuves à l'appui, que l'historien n'était parvenu à faire extravaguer Marat, à l'égard de Lavoisier considéré comme savant, qu'en prêtant à l'Ami du peuple les opinions absurdes de ses correspondants.

Veut-on que, par deux autres citations, nous coulions à fond cette incrimination calomnieuse ? Il s'agit d'abord de Bailly, savant et académicien avant 1789 ; Marat l'envieux ne va pas manquer de préparer l'échafaud de ce rival en matière de science ; écoutons bien, nous sommes en octobre 1789, [329] au moment de la plus grande popularité du maire de Paris, du président du Jeu de Paume ; ne perdons pas un mot de ce que va dire le journaliste : « Assurément, j'estime dans M. Bailly le savant distingué, et je lui crois toutes les vertus domestiques ; mais c'est avec douleur que je le vois à la tête de la municipalité. Il a passé sa vie à étudier les sciences exactes, il est peu versé dans les affaires publiques, et il tient au gouvernement par des bienfaits dont la délicatesse lui ordonnait le sacrifice, dès l'instant qu'il a paru se dévouer au service de la patrie. » (L'Ami du Peuple, N° 21.) La distinction est-elle assez nettement établie entre le savant et l'homme public ? M. Michelet a oublié de nous prouver l'éminente supériorité administrative du maire. Il est vrai qu'il est un point sur lequel l'Ami du peuple et l'historien moderne me paraissent différer du tout au tout ; c'est que Marat croyait qu'on ne peut servir à la fois deux maîtres : la cour et le peuple ; il pensait qu'il y allait de la dignité du maire de renoncer à ses gratifications royales, du moment qu'il entrait en fonction municipale ; M. Michelet ne partage pas l'opinion de Marat, libre à lui ; M. Michelet croit que la nature nous a donné deux mains pour les tendre à droite et à gauche à la fois, libre encore à lui. Nous tenons, néanmoins, pour l'opinion maratiste. Ajoutons, en passant, que c'était pour le même motif que l'Ami du peuple se défiait de Condorcet.

Venons à notre dernière citation : « Un véritable patriote, Monge, est signalé à sa haine. » (Histoire de la Révolution française, t. II, p. 399.)

Dans les Charlatans modernes, ouvrage publié en 1791, alors qu'il n'y avait encore ni tribunal révolutionnaire, ni guillotine permanente, Marat, en effet, fait bien peu de cas, trop peu, ce me semble, de Monge, considéré comme savant. Mais il est si vrai qu'il ne prépare pas la guillotine politique pour son rival en matière de science que, deux ans plus tard, en pleine République, alors que l'Ami du peuple, si défiant envers tous les hommes en puissance, entraînait tous les [330] suffrages du peuple de Paris par un seul témoignage de confiance, Marat demande dans son Journal « le portefeuille de la guerre pour le sieur Monge, le plus capable des ministres, sans contredit, et, j'ose croire, le plus patriote. » (Journal de la République, N° 12.) Ah ! M. Michelet ; ah ! Basile, mon ami, si jamais... Passons à un autre motif d'envie.

Choisissons maintenant un homme public, revêtu des plus grands honneurs, jouissant de la plus irrésistible influence, prenons Lafayette. Voilà, sans contredit, une des plus retentissantes renommées qui nous apparaissent au début de la Révolution ; l'engouement des patriotes même n'a pas assez d'expressions pour glorifier le héros des deux mondes, le sauveur de la liberté moderne, ce demi-dieu, ce dieu de 1789. C'est, sans aucun doute, à cette grande figure que l'ambitieux politique Marat, que l'envieux Ami du peuple va tout d'abord s'attaquer. Lisons ; le 25 septembre 89, le journaliste écrit : « L'Assemblée nationale avait offert au commandant général un traitement de 150,000 livres ; ce généreux citoyen, dont l'âme n'est ouverte qu'aux sentiments qui élèvent l'humanité, a repoussé le vil métal dont on voulait payer son dévouement à la patrie ; il a motivé son refus des besoins urgents de l'Etat et du nombre prodigieux d'infortunés qui peuplent la capitale : motifs qui relèvent encore le prix de son noble sacrifice. Quel exemple pour les administrateurs publics ! » (L'Ami du Peuple, N° 15.)

Mais, dites-vous, il ne tarda pas à le dénoncer. C'est que peut-être Lafayette ne tarda pas à trahir. Consultons l'histoire. Le lieutenant général de la garde nationale n'a-t-il pas commencé par se composer un état-major auquel il a fait allouer des appointements énormes pour en faire ses séides ? N'a-t-il pas incorporé dans la garde citoyenne une garde soldée pour en composer une cohorte de janissaires ? N'a-t-il pas semé la division dans les troupes confiées à ses ordres, en y formant des compagnies de grenadiers et de chasseurs, pour y faire germer l'esprit de corps ? N'a-t-il pas contribué plus [331] que personne à faire éliminer le peuple de la garde bourgeoise ? S'il feint de négliger les intérêts de la cour, il n'en est pas moins étroitement lié avec les ministres Montmorin, La Tour-du-Pin, et autres. N'a-t-il pas seconde Bouillé dans les massacres de Nancy ? N'a-t-il pas fait décréter la loi martiale, favorisé par son inaction suspecte la fuite du roi, commandé en personne les massacres du Champ-de-Mars, mis, enfin, le terme à ses trahisons par la désertion de son armée ? Un seul de ces crimes ne suffisait-il pas pour que Marat le dénonçât à la justice du peuple ? Et s'il est incontestablement coupable de tous, sera-ce envie que de les lui reprocher ?

Ce que le dénonciateur public a fait pour Lafayette, il l'a fait pour tous : pour Pétion, pour Isnard, pour Barbaroux, pour tous ceux qu'il a poursuivis plus tard, mais qui avaient commencé leur vie politique par de véritables actes de patriotisme. On sent bien que nous ne pouvons ici rappeler les forfaits de tous les inculpés ; que les innocents réclament, que les historiens en rappellent en leurs noms, et nous sommes prêt à répondre. Il y a plus, il s'était fait un cas de conscience de ne jamais juger d'un homme public par pressentiment, mais exclusivement sur les faits ; et pourtant la simple observation ne le trompait guerre. Voyez plutôt ce qu'il dit de Barrère et de Robespierre : « Barrère, l'un des hommes les plus dangereux, politique fin et rusé, habile à nager entre deux eaux, à miner l'édifice de la Révolution au lieu de le saper, et à faire échouer toutes les mesures révolutionnaires par l'opium du modérantisme. » (Le Publiciste, N° 222.) - « Je crois, messieurs, que jamais l'ambition n'approcha du corps de Robespierre, si ce n'est celle de se déployer à la tribune : on l'accuse d'avoir songé au tribunal, à la dictature ; mais il est si peu fait pour être chef de parti, qu'il évite tout groupe où il y a du tumulte, et qu'il pâlit à la vue d'un sabre nu. » (Ibidem, N° 221.) Tout le secret du dénouement de thermidor est dans cette appréciation. [332]

Mais il est une autre sorte d'envie à laquelle les écrivains échappent difficilement, je veux parler de celle qu'ils portent à leurs collègues, à leurs rivaux dans le même genre d'écrits. Voyons quelle fut la conduite de Marat à l'égard des journalistes patriotes les plus en renom.

Loustalot, le premier rédacteur des Révolutions de Paris, la plus grande réputation de publiciste patriote du moment, vient de mourir presque subitement à la nouvelle du massacre de Nancy ; écoutons ce qu'en pense l'Ami du peuple : « Loustalot n'est plus ; c'est la pensée du massacre des patriotes de Nancy qui a porté le trouble dans son imagination, jeté le désordre dans ses frêles organes, qui vient de trancher à la fleur des ans le fil de ses jours. Loustalot n'est plus ! Fidèle défenseur de la patrie, il lui consacra ses premières armes presque à l'époque de la Révolution ; dès lors, il combattit toujours pour elle, et combattit avec succès... Il saisissait avec art, l'un après l'autre, les fils d'une trame odieuse, il la développait avec méthode et l'exposait très-bien au grand jour... Doué d'un esprit calme, juste, méthodique, mûri par le temps, il eût été merveilleusement propre à former à la liberté un peuple nouveau. Chez une nation menacée de la servitude, sa perte est amère et cruelle. Les amis de la liberté se souviendront avec attendrissement de Loustalot ; leurs enfants béniront chaque jour sa mémoire... Ombre chère et sacrée ! si tu conserves encore quelque souvenir des choses de la vie dans le séjour des bienheureux, souffre qu'un frère d'armes que tu ne vis jamais arrose de ses pleurs ta dépouille mortelle et jette quelques fleurs sur ta tombe. » (L'Ami du Peuple, N° 228.) Mais, dira-t-on, à louer un mort il n'y a pas grand sacrifice, car on n'a plus à le craindre ; choisissons donc parmi les vivants les plus en vogue.

C'est d'abord le fameux Père Duchêne qui se présente ; le journal se tire quelquefois à deux cent mille exemplaires, dit-on ; quel concurrent ! « Le Père Duchêne ne manque pas de sens, quoique son ton, plus que grivois, annonce le sapeur [333] des journalistes. Il n'est pas Spartiate au jour de bataille, mais il y a loin de là à un trembleur. On dit qu'il ne traite pas trop bien l'Ami du peuple, c'est un petit malheur ; et, pourvu qu'il veille avec soin au salut de la patrie, l'Ami du peuple ne lui en voudra pas moins de bien. » (L'Ami du Peuple, N° 287.)

Passons à un rival plus sérieux. Nous avons vu ailleurs comment il recommande au public la lecture de l'Orateur du Peuple, comment il le reconnaît pour son héritier direct en cas de mort ; il va citer de son rival en journalisme le trait le plus propre à lui gagner la confiance des patriotes : « Je dois dire à la louange de Fréron, que le garde des sceaux, avec lequel il était lié depuis l'enfance, fait mille démarches pour l'attirer chez lui : instances auxquelles il s'est toujours refusé, dans la crainte de laisser soupçonner son patriotisme. Voilà une délicatesse de sentiments bien rare. On sent bien, d'après cela, qu'il n'est pas homme à ménager bassement les ennemis de la Révolution pour procurer un plus grand débit à sa feuille, ni à trahir la patrie dans l'espoir de se procurer un bon établissement. » (Ibidem, N° 358.) On se rappelle les encouragements qu'il donne à l'auteur des Révolutions de France et de Brabant, comme il le proclame le plus amusant et le plus spirituel des écrivains ; au fond, le pauvre Camille n'en demandait pas davantage. Est-ce assez de citations pour prouver qu'il n'est pas envieux des concurrents de son parti, c'est-à-dire des plus redoutables ? Passons à la dernière espèce de rivaux ; voyons ce que le patriote Marat dit des patriotes les plus en renom.

Certes, s'il est un homme dans la Révolution française qui jouisse de la plus grande influence que jamais législateur ait eue sur tout un peuple, c'est assurément Maximilien Robespierre. On sait combien ses triomphes parlementaires furent tardifs. Sous la Constituante, il n'était guère apprécié que comme un avocat bien intentionné, mais diffus, lourd et ennuyeux. Nous offrons de prouver'que c'est à Marat surtout, [334] à Marat qui plaçait le caractère avant le talent, que Maximilien dut de sortir de l'obscurité à laquelle son intelligence politique le condamnait. Dès 90, le bruit court qu'à la fête de la Fédération les députés patriotes seront massacres. « Au 14 juillet prochain, écrit l'Ami du peuple, que les patriotes du royaume mettent Barnave, Pétion, Robespierre, sous la garde spéciale du général ; il leur répondra, sur sa tête, de la moindre égratignure qui leur serait faite. » (L Ami du Peuple, N° 151.)

Ailleurs, il propose de faire choix de Robespierre pour gouverneur du Dauphin.

En 91, à la clôture de la Constituante, il s'écrie : « O Robespierre, Pétion, Grégoire, puissiez-vous recevoir de la main des amis de la liberté la couronne de gloire que la nation doit à ses défenseurs incorruptibles ! » (Ibidem, N° 562.) Le peuple a répondu à l'invitation désintéressée de son conseiller, car, quelques jours après, le journal rend compte de la dernière séance de cette Assemblée : « Buzot, Grégoire, Prieur, ont été couverts d'applaudissements. Les applaudissements ont redoublé dès que Pétion et Robespierre ont paru. Ils ont reçu des mains du peuple la couronne civique ; ils auraient été portes en triomphe par leurs concitoyens, si leur modestie ne s'y était opposée. Jouissez à jamais du triomphe des âmes pures, incorruptibles défenseurs du peuple et de ses droits ! » (Ibidem, N° 565.) On aime à surprendre ces élans d'enthousiasme qui ne partent jamais que du coeur : se réjouir du triomphe des autres, c'est le partager, car c'est s'en montrer digne.

Sous la Législative, quand Robespierre est confondu dans la foule, Marat n'a pas oublié son civisme ; il le propose comme maire de Paris, et pourtant il n'est pas fasciné à la manière de Camille. « Robespierre a l'intégrité d'un vérifiable homme de bien et le zèle d'un vrai patriote ; mais il manque également et de vues et de l'audace d'un homme d'État. » (Ibidem, N° 648.) [335]

Sous la Convention, quand tous les deux rivalisaient de puissance, nous verrons comment Maximilien renia lâchement celui qui l'avait porté au faîte de la renommée, comment l'Ami du peuple, néanmoins, continua à soutenir Robespierre, qu'il croyait utile à la cause révolutionnaire. On pourra juger des deux hommes. Plus tard encore, le président honoraire des Jacobins sacrifiera Marat devant ses séides ; et, huit jours avant sa mort, l'Ami du peuple, étendu sur son lit de douleur, écrira : « Que les provinces marchent sur Paris ; elles verront Danton, Robespierre, si souvent calomniés, et elles trouveront en eux d'intrépides défenseurs du peuple. » (Le Publiciste, N° 234.)

Vous dénoncez sa rage envieuse et vindicative ; apprenez comment il se venge des personnalités de ses plus implacables ennemis : « Les députes des Bouches-du-Rhône (les Girondins) viennent d'afficher contre moi un énorme placard ; tant mieux pour le marchand de papier et pour l'imprimeur ! Le placard est rempli d'invectives ; tant pis pour les auteurs ! Malgré leurs insultes, je n'en veux à aucun de ces messieurs personnellement. J'ai eu des liaisons particulières avec Barbaroux dans un temps où il n'était pas tourmenté de la rage de jouer un rôle ; c'était un bon jeune homme qui aimait à s'instruire auprès de moi. J'ai eu le bonheur de rendre service à Duprat et à Pelissier. J'ai toujours regardé Durand-Maillane comme un honnête homme. Granet m'a écrit une lettre d'injures que je ne montrerai pas pour son honneur. Quant aux autres signataires, je ne les connais pas. Au demeurant, camarades, usez de représailles ! » (Journal de la République, N° 15.)

Pour récompense de ses appuis successifs, Lafayette l'a contraint à se cacher deux ans et demi au fond des caves où il gagna une maladie mortelle, d'où il sortit perclus de douleurs rhumatismales ; Robespierre l'a désigné à la fureur des patriotes au lendemain de la proclamation de la République, et Barbaroux donnera ses dernières instructions à l'assassin [336] de celui qui avait été son ami, son mentor politique. Comparez et jugez !

Enfin, fermons cette réfutation par quelques passages d'une lettre que Marat adressait à Camille Desmoulins en 1791 : « Vous repoussez mes représentations amicales, Camille, en les qualifiant d'injures et en les attribuant à l'air méphitique de mon souterrain ! (Quelle cruauté ! lui faire des tortures qu'il a souffertes un motif de méfiance ! Cruauté moins rare qu'on ne pense : c'est que toute la sensibilité de Camille était dans la tête, celle de Marat était dans le coeur.) Montrer tant d'humeur quand j'en montre si peu, c'est mal profiter de vos avantages ; vous, que la nature fit si gai, si spirituel, si aimable ; vous, qui respirez un air si pur, qui avez une si bonne cave : vous, qui êtes entouré de tant d'objets charmants ! (Camille venait d'épouser Lucile qui lui avait apporté aisance, jeunesse, beauté, amour, intelligence, une âme de républicaine, Lucile qui venait de lui donner un fils dont tous les deux raffolaient.). .... Mais quel effort de générosité ! Quoi ! tant que j'extravaguerais dans le sens de la Révolution, vous persisterez à me louer, et, pour faire preuve de vos dispositions bénévoles, vous dites : « Nous devons défendre la liberté comme la ville de Saint-Malo, non seulement avec des hommes, mais avec des chiens. » Quoique l'allusion ne soit pas des plus délicates, vous ne vous doutiez guère, Camille, que vous me faisiez un compliment, et un compliment dont je ne suis pas indigne, car les chiens sont les symboles de la vigilance et de la fidélité. Si, par un excès de politesse, vous ne prétendiez leur accorder que des dispositions féroces, vous pourriez reconnaître à ce qui vous arrive que ces animaux ne mordent que les ennemis de la patrie, épargnant les autres citoyens, bien qu'ils en soient lâchement maltraités ; ce qui prouve qu'ils sont moins hargneux et plus généreux que la plupart des écrivains populaires, des compilateurs patriotes, et même des conteurs de balivernes qui se croient des Romains. Pourquoi sortir des gonds, Camille ? Au [337] ton que je garde avec vous, vous devez sentir que je ne veux que la paix. » (L'Ami du Peuple, N° 455.)

En résumé, si Marat n'était animé ni par l'envie, ni par des motifs de haine personnelle, il fallait bien qu'il le fût, comme il le dit lui-même, par l'amour du bien public poussé jusqu'à la passion, car l'amour de la gloire n'aurait pas suffi. Il est bien vrai que nous ne croyons guère à cette passion, que nous ne la concevons même plus ; mais le dévouement est nié des égoïstes aussi, la générosité fait rire les avares, la débauche est incrédule à la moralité : est-ce à dire qu'il n'y ait plus au monde d'hommes moraux, généreux ou dévoués ? Nous ne croyons qu'aux vertus dont nous sommes capables, c'est vrai ; mais, avec plus de justice, nous devrions croire à tout ce qui nous est démontré par pièces authentiques ; ce sont justement ces preuves que nous avons accumulées. [338]



Chapitre XVIII


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XX


dernière modif : 21 Apr. 2001, /francais/bougeart/marat19.html