Chapitre XV


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XVII


CHAPITRE XVI.

BIOGRAPHIE.

18 MAI - 2 AOUT 1790.

SOMMAIRE. - Historique de la politique de la France pendant l'exil de Marat. - Retour de l'Ami du peuple en France. - Il continue à se faire la sentinelle de la liberté. - Nouveau décret d'arrestation par la municipalité. - Réponse de Marat aux commissaires. - Sa lettre d'encouragement à Camille. - Marat se cache ; ses différentes retraites pendant la Révolution. - Il reprend une imprimerie à son compte. - Placard : C'en est fait de nous. - Justification. - Mesures concertées des autorités contre l'auteur : l'Assemblée, Lafayette, le Châtelet. - Marat persiste dans sa tâche , malgré le décret du 31 juillet confirmé le 2 août 1790.

En Révolution le mouvement qui emporte les hommes et les choses est si rapide, que le pouvoir, toujours préoccupé à se défendre contre de nouveaux adversaires, à se préparer contre de nouveaux incidents, les a bien vite oubliés. Il y parut bien en mai 1790, puisque, malgré l'animosité personnelle des Necker, des Lafayette, des Bailly, des membres incriminés du Châtelet et de la municipalité, Marat put revenir en France sans qu'on l'en empêchât, sans qu'on renouvelât d'anciens mandats d'amener. C'est qu'aussi bien des événements politiques s'étaient accomplis dans ce court espace de temps.

Le 21 janvier, au moment même où le pouvoir exécutif se préparait à en finir avec le démagogue anarchiste qu'on appelait l'Ami du peuple, le pouvoir législatif venait de décréter la reforme de la jurisprudence criminelle, juste sur le plan qu'avait proposé Marat dix ans auparavant : l'égalité des peines est appliquée aux mêmes crimes ; la flétrissure s'arrête personnellement au flétri ; en aucun cas la confiscation des biens ne peut être prononcée ; etc., etc. Singulier [279] anarchiste, qui n'entre dans l'arène politique que sa constitution à la main !

Le 26, l'Assemblée rend une loi par laquelle aucun de ses membres ne pourra accepter de place autre dans le gouvernement. Qu'a fait autre chose le journaliste, que se récrier contre le cumul ?

Le 13 février, la Constitution ne reconnaît plus les voeux monastiques. Déclarer la liberté des cultes, n'était-ce pas implicitement n'en reconnaître aucun, civilement parlant ?

Le 26, application du principe d'égalité devant la justice criminelle dans la personne du marquis de Favras : le Châtelet se rappelait-il les paroles de l'Ami du peuple, à propos de Besenval : « Soyez justes, si vous ne voulez pas que le peuple se fasse juge lui-même ? »

Le 5 mars, communication du Livre rouge : Marat n'a rien exagéré sur les dépenses de la cour.

Le 16, abolition des lettres de cachet, conséquemment de toutes mesures arbitraires. N'était-ce pas rentrer dans l'esprit de ce décret, que d'exiger qu'on ne put enlever un citoyen sans l'autorisation de sa section ? On a vu que cette motion des Cordeliers, faite à l'instigation de Marat, avait été la principale cause de l'invasion de janvier.

Le 17, vente des biens ecclésiastiques. Le décret ne ressortait-il pas de ce principe : que devant le droit de vivre, toute abolition de privilège propriétaire est légitime ?

Enfin le 30 avril, l'Assemblée instituait le jury, comme consécration des actes de justice qu'elle venait de formuler en décrets ; or, l'exilé avait réclamé cette institution dans sa Lettre sur l'ordre judiciaire.

On comprend que devant de tels faits les patriotes impartiaux se soient demandé si l'Ami du peuple était réellement coupable, parce qu'il en avait réclamé la réalisation avant que le législateur ne se fût prononcé. Les Constituants d'ailleurs s'y seraient-ils déterminés, auraient-ils osé le faire, si l'opinion publique ne les en avait avertis, ne l'eût exigé [280] d'eux ? Or, qui avait réveillé l'opinion, qui l'avait élevée à la hauteur des circonstances ? Marat ; non pas Marat seul, mais Marat plus énergiquement, plus radicalement, plus logiquement que tout autre.

Aussi fut-ce presque un événement politique, quand, le 18 mai 1790, au matin, on entendit les colporteurs crier dans les rues de Paris : « Voilà le retour de l'Ami du peuple ; sa réclamation contre ses nombreux contrefacteurs. » C'était, en effet, le journal qui reparaissait au numéro 106, L'autorité se tint coite ; elle n'osait rompre en visière avec l'opinion publique, elle préférait attendre l'occasion de la tourner. C'est qu'il y a un piége auquel le peuple se laisse toujours prendre, c'est celui qu'on appelle l'application de la loi. Au lendemain de sa victoire, il ne manque jamais de présenter sa déclaration des droits la plus radicale possible ; tout le monde applaudit, on se croit libre enfin. Mais attendez quelques moments, et, sous prétexte d'ordre légal, la Constitution va bien en rabattre ; quelques jours encore, et, sous prétexte d'ordre administratif, vous serez gouvernés par des règlements de police. Or, en mai 90, on en était à cette phase de l'organisation de l'ordre ; Lafayette et Bailly pouvaient donc attendre en toute certitude.

Toujours est-il que l'Ami du Peuple put librement reparaître, non plus dans l'imprimerie de Marat, mais chez un imprimeur particulier : l'autorité voulait bien attendre l'opportunité de sévir, mais non pas revenir sur ses méfaits ; n'est-il pas de règle qu'elle ne doit pas se déjuger ? Elle avait ruiné Marat, c'est vrai, mais qu'avait-il à se plaindre, puisqu'on lui laissait le droit de publier, après lui en avoir ôté les moyens ?

Dire que le rédacteur se radoucit dans l'expression de son indignation, ce serait faire supposer qu'il avait composé avec les principes : on ne nous croirait pas. Les hommes d'impressions, de sentiments plus ou moins généreux, d'aspirations philosophiques, les métapolitiques, en un mot, peuvent [281] transiger, mais la logique ne souffre pas de transaction ; les théorèmes du logicien sont des engagements formels. Et pourquoi donc Marat se serait-il adouci ? Toutes les entraves opposées jusqu'ici à la Révolution venaient du personnel des fonctionnaires publics, et rien, sous ce rapport, n'avait été changé ; on pouvait donc s'attendre à de nouvelles intrigues réactionnaires. Sans doute nous avons cité nous-mêmes, il n'y a qu'un instant, de nombreux décrets révolutionnaires, mais ne sait-on pas aujourd'hui qu'ils ont été de la part des législateurs des concessions plutôt que des restitutions. Sommes nous encore aujourd'hui les dupes de l'élan du 4 août, par exemple ? Croit-on que nous ignorions que les nobles ont voulu, dans cette nuit fameuse, arrêter l'incendie de leurs châteaux en province ; qu'ils ont fait la part du feu et rien de plus ? Croit-on que nous soyons les dupes de l'apparente abnégation du clergé ? que nous ne sachions pas, de science certaine, que la justice ne doit ces restitutions successives qu'aux rivalités des classes qui composaient l'Assemblée, rivalités qui les amenaient à se sacrifier successivement l'une l'autre ? Si vous en doutiez un instant, nous vous rappellerions ce qu'ont fait plus tard les nobles, le clergé, les hauts bourgeois du Tiers, et leur conduite ultérieure nous livrerait le secret de leur libéralisme du moment. Et d'ailleurs ne viennent-ils pas, le 12 mai 1790, de prouver qu'ils ont senti le besoin de se lier en un faisceau, pour mieux résister au mouvement révolutionnaire ? N'ont-ils pas formé cette société dite de 89, qui demain prendra le nom de club des Feuillants, pour contre-balancer l'influence républicaine ? Bailly, Lafayette n'en sont-ils pas les présidents ? Est-ce devant ces réflexions et ces faits que Marat pouvait s'adoucir, c'est-à-dire espérer, c'est-à-dire prendre confiance ? Non, il comprenait, au contraire, qu'il fallait plus d'énergie que jamais ; la sentinelle du peuple reprit son poste, le poste du danger, le vrai poste d'honneur.

L'occasion de jeter son cri d'alarme n'allait pas tarder. [282] Le 10 juin, un décret, rendu sur la proposition du roi, fixait la liste civile à vingt-cinq millions. En d'autres termes, la Constituante décrétait que la nation affamée fournirait par cette somme au monarque les moyens de soudoyer tous les traîtres à la Révolution. La Sentinelle appela les patriotes aux armes : elle faisait son devoir. La municipalité aux aguets trouvait un prétexte ; en conséquence, nouveau décret d'arrestation. Mais ne voulant pas paraître s'en prendre à Marat seul, elle feignit une mesure générale contre les écrivains anarchistes. La police commença donc par s'abattre sur l'imprimerie de l'Orateur du Peuple, dont elle traîna le rédacteur en prison. De là elle marcha droit chez l'imprimeur de Marat ; c'était le 24 juin. Elle somma le chef de l'établissement de lui dire, sous peine d'une amende de cent livres, où résidait l'Ami du peuple. Le rédacteur se trouvait justement dans les bureaux. L'imprimeur se présente à lui : « Que faut-il que je leur réponde ? - Que j'attends l'arrivée de mon général La Pique, et que c'est lui qui se chargera de leur donner mon adresse. » (L'Ami du Peuple, N° 148.) Or, ce général était un de ces hommes audacieux qu'enfantent les révolutions, à qui il ne manque, pour être des héros, qu'une troupe réglée et le nom de chef dûment légalisé. La Pique s'était mis à la tête des faubourgs, et ne laissait pas de causer de vives inquiétudes à Lafayette. Si bien qu'en cette occasion la contrainte municipale n'eut pas de suite.

Cependant les amis du journaliste, inquiets pour sa sûreté personnelle, l'avertissaient de prendre garde à lui : « Votre perte est jurée, lui disaient-ils ; une multitude d'espions et de coupe-jarrets sont à vos trousses. » (L'Ami du Peuple, N° 169.)

Quand on ne l'en aurait pas averti, il aurait pu s'en convaincre par lui-même en entendant les cris proférés, à la fête de la Fédération par les gardes nationaux : « A bas Marat ! » Il aurait pu le lire encore dans les placards affichés de tous les côtés par ordre de l'autorité contre tous les écrivains [283] patriotes, et notamment contre l'Ami du peuple. Mais comme toute mesure prise par le pouvoir contre les citoyens est appelée mesure d'ordre, on y applaudissait ; quand bientôt, usant de justes représailles, Marat en appellera au peuple contre les usurpations de l'autorité, on criera : « A l'anarchie ! » Logique d'esclaves ! Le pauvre Camille ne pouvait supporter l'idée d'un pareil aveuglement, et surtout de l'ingratitude du public ; il s'en désespérait. Marat lui répondit : « J'aime à croire que mon frère d'armes Camille n'abandonnera point la patrie et ne renoncera point au soin de sa gloire en perdant courage au milieu de sa noble carrière. Il est révolté d'avoir entendu demander sa tête par des députés à la Fédération. Mais quelques hommes ivres ou abusés ne font pas le public, et ce public lui-même, vint-il à s'égarer, renferme toujours un grand nombre de citoyens estimables pleins d'admiration et de reconnaissance pour leurs généreux défenseurs. Enfin quand le peuple ne serait composé que d'hommes vils et ingrats, le vrai philosophe fermera-t-il son coeur à l'amour de l'humanité, dès qu'il ne verra plus de rétribution mondaine pour prix de sa vertu ? O mon ami ! quel sort plus brillant pour un faible mortel que de pouvoir ici-bas s'élever au rang des dieux ? Sens toute la dignité de ton être, et sois convaincu que parmi tes persécuteurs il en est mille qui sont humiliés de leur nullité, de leur bassesse ; il en est mille qui envient tes destinées.

« Peu d'hommes, je le sais, seraient d'humeur de s'immoler au salut de la patrie. Mais quoi ! un citoyen qui n'a ni parents, ni femme, ni enfant à soutenir, craindrait-il donc de courir quelque danger pour soutenir une grande nation, tandis que des milliers d'hommes abandonnent le soin de leurs affaires, s'arrachent du sein de leur famille, bravent les périls, les fatigues, la faim, et s'exposent à mille morts pour voler, à la voix d'un maître dédaigneux et superbe, porter la désolation dans les pays lointains, égorger des infortunés qui ne les provoquèrent jamais, qu'ils n'ont jamais [284] vus et dont ils ont à peine entendu parier ? Quoi ! de nombreuses légions ne craindraient pas de se couvrir de crimes pour huit sols par jour, et l'amour de l'humanité et l'amour de la gloire seraient trop faibles pour porter les sages à braver le moindre danger ?

« Je ne cherche point à me donner de l'encens ; mais, mon ami, que votre sort est encore éloigné de la dureté du mien ! Depuis dix-huit mois condamné à toute espèce de privations, excédé de travail et de veilles, rendu de fatigues, exposé à mille dangers, environné d'espions, d'alguazils, d'assassins, et forcé de me conserver pour la patrie, je cours de retraite en retraite sans pouvoir souvent dormir deux nuits consécutives dans le même lit ; et toutefois, de ma vie, je n'ai été plus content ; la grandeur de la cause que je défends élève mon courage au-dessus de toute crainte ; le sentiment du bien que je tâche de faire, des maux que je cherche à prévenir, me console de mon infortune, et l'espoir d'un triomphe pénètre mon âme d'une douce volupté... Cher Desmoulins, toi qui sais si bien égayer ton lecteur, viens apprendre à rire avec moi. Mais continue à combattre avec énergie les ennemis de la Révolution, et reçois l'augure de la victoire. » (L'Ami du Peuple, N° 170.)

Cette lettre est datée du 23 juillet 1790, et, de fait, Marat, depuis la dernière invasion de la police, était obligé de se cacher. A partir de ce moment, il ne se montrera plus en public ; on n'aura certitude qu'il vit encore que par l'apparition régulière de son journal ; mais l'Ami du Peuple, n'est-ce pas Marat tout entier ? Existe-t-il autrement que par ses principes ? L'a-t-on vu jusqu'ici se déployer en orateur aux tribunes des sections, soulever la foule dans les carrefours, assister aux réunions patriotiques ? Jamais. Est-ce le fait d'un ambitieux de puissance, d'honneurs ? Il faudrait bien peu connaître les hommes.

Nous le perdrons souvent de vue, et l'on ne s'en étonnera guère, puisqu'il échappa, même de son vivant, aux [285] investigations de la police. Après sa mort, ce fut à qui se vanterait de l'avoir caché, de l'avoir sauvé. Celui de tous qui mérite le plus de croyance, c'est Legendre. Le 28 janvier 1794, dans un scrutin ..ratoire des Jacobins, on demandait à ce patriote comment il avait voté dans la mise en accusation de Marat ; il répondit : « Je l'ai caché pendant deux ans dans mes caves. Boucher-Saint-Sauveur et moi, nous étions ses maréchaux de logis, et nous lui signions ses billets de logement. » Le 18 février de la même année, Ferrières raconte dans le même club que la citoyenne Fleuri, du Theâtre-Français, emprisonnée, venait d'être rendue à la liberté pour avoir sauvé Marat à l'instant où sept mille hommes avaient investi sa maison, ainsi que le citoyen Vanhove et sa fille qui avaient participé à ce trait de patriotisme. L'amitié qui l'attacha à Simonne Évrard comme à une épouse était née de la reconnaissance pour une femme de coeur qui l'avait recueilli, qui lui avait offert tout ce qu'elle possédait, qui n'aspirait qu'au bonheur de servir la patrie, elle aussi, en protégeant les jours de l'Ami du peuple. Marat, dans le cours de son Journal, a quelquefois l'occasion de parler des individus qui l'ont caché, tant il a été souvent trahi par ceux qui s'offraient comme ses protecteurs. Mais ces citations ne valent pas la peine d'être relevées. Nous devons, dans cette étude historique sur Marat, nous animer du sentiment qui l'animait lui-même, tenir peu compte de l'individu, donner toute l'importance aux principes qu'il défendait. C'est ainsi que l'histoire devra désormais juger les hommes, si elle ne veut plus monarchiser les peuples en exagérant l'importance des personnalités.

Ce qu'il souffrit moralement et physiquement, pendant les deux années qui vont s'écouler, nous est révélé par un témoin oculaire, mais non par Marat qui n'occupe pas son lecteur de ces inutilités ; s'il le rappelle sommairement dans deux ou trois passages de son journal, ce n'est que pour prouver l'invraisemblance des accusations qui lui sont faites. [286] Dans une sorte d'oraison funèbre, prononcée le 9 août 1793, Guiraut raconte que l'Ami du peuple s'était réfugié dans les carrières de Montmartre, et il ajoute : « Il fallait le voir traqué de réduit en réduit, souvent dans des lieux humides où il n'avait pas de quoi se coucher. Rouge par la misère la plus affreuse, il couvrait son corps d'une simple redingote bleue et sa tête d'un mouchoir, hélas ! presque toujours trempé de vinaigre ; un écritoire dans sa main ; quelques chiffons de papier sur ses genoux, c'était sa table. »

Le plus souvent il se réfugiait dans des caves pour échapper aux visites domiciliaires autorisées par le vertueux Bailly. C'est là, que, travaillant le jour à la lueur du peu de lumière qui pénétrait par le soupirail, ses paupières s'enflammèrent, il faillit perdre la vue : l'odeur infecte de l'huile d'une lampe presque continuellement allumée, le manque d'air, l'humidité, les privations de toutes sortes, les fatigues d'un travail sans relâche, une insomnie presque continuelle, toutes les inquiétudes morales, tant de maux réunis sur un homme d'une santé déjà débile, d'un tempérament nerveux, lui inoculèrent une maladie dartreuse dont il souffrit des douleurs inouïes, qui ne fit que s'aggraver chaque jour davantage, qui envahira successivement tout le corps, qui finalement le rendra repoussant à voir, qui donnera prise aux plus indignes outrages. On peut lire ce qu'en disait la Roland trônant dans le conseil ministériel au milieu de ses adorateurs platoniques. Les contre-révolutionnaires se réjouissaient aux bruits, souvent exagérés, de l'état affreux de la santé de cet ennemi commun, ils s'applaudissaient de leur triomphe homicide : « Si nous ne pouvons l'atteindre, disaient-ils, la mort l'atteindra. » Sa lettre à Camille vient de nous révéler quels sentiments le soutenaient dans cette lutte sans fin.

On a prétendu que, s'il se cachait, c'était pour se donner plus d'importance, c'était tactique : tactique que ses accusateurs, sans doute, ne seraient pas tentés de renouveler. Jugeons toutefois de ce qu'au moment où nous en sommes [287] de cette histoire on aurait fait de lui si on l'eût atteint, par ce qu'on fit de Fréron, bien moins à craindre à coup sûr. L'Orateur du peuple ne se cacha pas, il essaya de braver ses ennemis, il n'hésita pas à comparaître devant le tribunal de police ; eh bien, on l'arrêta dans la salle d'audience même, on le traîna au Châtelet, on le jeta en prison jusqu'à ce que ce tribunal contre-révolutionnaire eût statué. (Junius français, N° 11.)

Cependant de nouveaux actes liberticides avaient soulevé l'indignation de l'Ami du peuple, si peu résigné à se taire qu'après la dernière poursuite dont il venait d'être l'objet en juin il avait repris une imprimerie à son compte ; imprimerie qu'il faisait gérer, bien entendu, puisqu'il était obligé de se cacher. Le 26 juillet au matin, les murs étaient couverts d'un écrit signé du nom de Marat : c'était un nouveau moyen de propagande dont il faisait l'essai, c'était un placard ; arme dont ses adversaires avaient usé contre lui, dont à son tour il usait contre eux. N'était-ce pas loyal ? Or, il y avait cette différence du placard au journal, que celui-ci ne s'adressait qu'aux acheteurs et pouvait contenir des nouvelles d'un intérêt secondaire, tandis que la feuille gratuite, puisqu'elle était publiquement affichée, annonçait toujours quelque affaire d'un pressant intérêt. Et comme le placard était surtout destiné au peuple, l'auteur le rédigeait ordinairement en forme de discours ; de telle sorte que, la foule s'assemblant autour de l'affiche, un citoyen ne manquait jamais de se faire lecteur pour tous ; alors l'allocution devenait plus directe, vous eussiez cru entendre Marat parlant à la tribune : l'effet était triplé, immédiat, terrible.

Celui du 26 juillet était intitulé en grosses lettres : C'EN EST FAIT DE NOUS ! Vrai cri d'alarme qui dut mettre tout Paris en émoi. En voici l'exorde : « Je le sais, ma tête est mise à prix par les coquins qui sont au timon des affaires de l'Etat ; cinq cents espions me cherchent nuit et jour : eh bien ! s'ils me découvrent et s'ils me tiennent, ils [288] m'égorgeront, et je mourrai martyr de la liberté ; il ne sera pas dit que la patrie périra, et que l'Ami du peuple aura gardé un lâche silence. »

Que va-t-il donc nous annoncer ? écoutons ! Et la foule se pressait toujours davantage autour du lecteur. C'est la dénonciation d'un complot formé par le Piémont, par l'Autriche et par les émigrés pour marcher sur Paris, pour faire venir la nation à résipiscence. Voilà pour l'extérieur. C'est la connivence du comité municipal des recherches avec l'ennemi. Ce comité averti du complot, muni des preuves, sommé d'éclaircir l'affaire par le comité des recherches de l'Assemblée nationale, n'avait pourtant rien éventé. « Je le dénonce, s'écriait le journaliste, comme traître à la patrie ! Lorsque le salut public est en danger, c'est au peuple à retirer ses pouvoirs des mains des indignes auxquels il les a confiés ; car le salut public est la loi suprême devant laquelle toutes les autres doivent se taire. J'invite donc tous les bons citoyens à s'assembler immédiatement, à se transporter au comité national des recherches, à demander communication des ordres donnés au comité municipal, puis de se transporter à la maison de ville, de se saisir des registres de ce comité, de lui demander le procès-verbal des perquisitions faites en conséquence de ces ordres, et, sur son refus, de s'assurer de tous ses membres et de les tenir sous bonne garde. » Voilà pour l'intérieur. En résumé : trahison partout. Attendez, ce n'est pas tout ; le placard contient toute une feuille in-8°. Voici qui est plus grave encore : l'ambassadeur de la cour de Vienne a demandé au roi le libre passage pour les troupes autrichiennes sur le territoire de France afin de se rendre en Belgique ; la cour consent : « Citoyens ! crie la sentinelle, c'en est fait de vous pour toujours si vous ne courez aux armes, si vous ne retrouvez cette valeur héroïque qui, le 14 juillet et le 5 octobre, sauvèrent deux fois la France ! Volez à Saint-Cloud, s'il en est temps encore, ramenez le roi et le dauphin dans vos murs, tenez-les sous bonne garde, et qu'ils vous répondent des [289] événements ; renfermez l'Autrichienne et son beau-frère ; saisissez-vous de tous les ministres et de leurs commis, mettez-les aux fers ; assurez-vous du chef de la municipalité et des lieutenants du maire ; gardez à vue le général ; arrêtez l'état-major ; enlevez le parc d'artillerie de la rue Verte ; emparez-vous de tous les magasins et moulins à poudre ; que les canons soient répartis entre tous les districts... Courez, courez, s'il en est temps encore, ou bientôt de nombreuses légions ennemies fondront sur vous : bientôt vous verrez les ordres privilégiés se relever ; le despotisme, l'affreux despotisme reparaîtra plus formidable que jamais. Cinq à six cents têtes abattues vous auraient assuré repos, liberté et bonheur ; une fausse humanité a retenu vos bras et suspendu vos coups ; elle va coûter la vie à des millions de vos frères ! »

Est-ce à nous, postérité, qui savons par avance ce que l'histoire nous a appris, qui avons dépouillé l'armoire de fer, qui avons étudié les Mémoires de Bouillé et autres, est-ce à nous à nier l'authenticité de ces révélations, à les accuser d'exagération ? Je vous entends : mieux aurait valu laisser le peuple sous la douce et décevante impression du baiser fraternel de la fête du 14 juillet ; le triomphe de la cour n'en eût été que plus assuré ; je vous comprends, historiens modernes, qui travestissez ou taisez les faits pour prix de votre salaire ; mais je vous dénonce à mon tour, et, comme Marat, je crie au peuple : C'en est fait de nous à jamais, si nous nous laissons bercer aux refrains de confiance des écrivains à gage ou sans discernement.

Voilà ce qu'était un placard. On peut juger de l'effet. Encore une fois, si toutes ces tentatives, si toutes ces connivences sont prouvées aujourd'hui, ou même en partie, quel est le plus coupable : ou de celui qui les dénonce, ou de ceux qui les ont méditées ? Et j'ajoute que non-seulement le dénonciateur n'est pas blâmable, mais qu'il a rempli un devoir de citoyen, le devoir de sa fonction de journaliste ; il a fidèlement suivi son programme. [290]

Quoi qu'il en soit, la conclusion était telle qu'elle dut glacer d'épouvante tous ceux qui se sentaient atteints indirectement ou nominativement désignés. Cinq à six cents têtes ! Cc fut un haro général de toutes les autorités ; le danger était imminent ; on s'assemble, on s'entend sur les rôles à jouer, la décision est prise.

La première mesure, c'est d'empêcher que l'infâme placard se propage, attendu surtout que l'auteur avait écrit en forme de note : « des milliers d'espions seront bientôt mis en campagne pour enlever tous les exemplaires de cette feuille ; je supplie tous les écrivains patriotes de la reproduire et de la faire circuler. » En conséquence, Lafayette commence par donner le mot d'ordre à ses dévoués de l'état-major : « Toute personne qui criera autre chose que des actes émanés de l'Assemblée nationale du royaume, d'une autorité légale, sera arrêtée. » Il n'est que trop vite obéi : quatorze colporteurs sont appréhendes et conduits à la Force. C'est-à-dire que pour faire respecter les lois, le commandant général procède par la violation la plus tyrannique de la loi. Mais nous sommes tant habitués à tout attendre de l'autorité que, quoi qu'elle fasse, nous la croyons toujours dans son droit, et, par provision, la laissons agir ; Lafayette donc fut obéi.

La seconde mesure à prendre, c'était de frapper les auteurs ; je dis les auteurs, car Camille Desmoulins va être impliqué dans l'affaire, non pas pour un fait aussi grave, mais pour avoir irrévérencieusement parlé de la chose sainte et sacrée qu'on appelle un législateur. Et soyez convaincus que la foule laissera faire encore, car elle veut avant tout qu'on respecte son oeuvre ; c'est amour-propre d'auteur. Quiconque s'impose est un tyran, mais celui que le peuple impose est un dieu : malheur à qui ose y toucher ! Donc, d'où la foudre devait-elle tomber ? De l'Olympe, je veux dire de l'Assemblée. Et en effet, le samedi 31 juillet au soir, les pères conscrits se réunissent. Le royaliste Malouet d'un ton anime : [291] « Messieurs, c'est une dénonciation importante que j'ai à faire. Est-il ordre du jour plus pressant que de faire connaître des projets atroces, que d'assurer le châtiment de leurs auteurs ; vous frémiriez, si l'on vous disait qu'il existe un complot formé pour arrêter le roi (un complot ! et Marat est seul de son avis, si bien seul que Desmoulins même le désavoue, le renie, l'improuve dans son numéro 37), emprisonner la reine, la famille royale, les principaux magistrats, et faire égorger cinq à six cents personnes. Eh bien, c'est sous vos yeux, c'est à votre porte, que des scélérats projettent et publient toutes ces atrocités ; qu'ils excitent le peuple à la fureur, à l'effusion du sang ; qu'ils dépravent les moeurs, et attaquent dans ses fondements la constitution et la liberté ! »

Est-ce bien là le plus pressant, citoyen législateur ? Est-ce bien le véritable état de la question ? Examinons : deux intérêts sont en présence : celui de la nation, très-réellement en danger, si les dénonciations de Marat sont vraies ; celui du pouvoir exécutif, injustement exposé à la fureur du peuple, si les dénonciations sont fausses. Lequel des deux devrait avoir la priorité d'examen, surtout devant des représentants de la nation ?

Ce n'était pas du véritable de la question qu'il s'agissait, mais bien de faire sentir aux contre-révolutionnaires qa'il y allait cette fois de leur propre vie, pour les amener au vote d'arrestation ; de là cet argument, argumentum ad homines : il s'agit de vous-mêmes ; jamais avocat qui connaît ses juges n'en manque l'occasion. L'exorde de l'orateur était habile, il fit son effet ; Malouet avait captivé l'attention, gagné tous les compromis. Il commence donc par s'attaquer à Camille. Il faut lire dans le numéro 37 du journaliste picard l'amusante analyse que le rédacteur en fait ; ce n'est pas ici le lieu de la reproduire ; c'est assurément un de ses pamphlets les plus spirituels, mais aussi des moins logiques, pour ne rien dire de plus.

Arrivant à Marat, à l'emporte-pièce, Malouet cite la [292] fin du placard : « C'en est fait de nous pour toujours, si vous ne courez aux armes, si... etc., etc. » (Moniteur, 2 août 1790.)

Il n'y avait rien à ajouter, l'Assemblée était prête à tout voter ; l'orateur, pour toute conclusion, fait lecture d'un projet de décret, et « l'Assemblée nationale, sur la dénonciation qui lui a été faite par un de ses membres d'une feuille intitulée : C'en est fait de nous, et du dernier numéro des Révolutions de France et de Brabant, décrète que, séance tenante, le procureur du roi au Châtelet de Paris sera mandé, et qu'il lui sera donné ordre de poursuivre, comme criminels de lèse-nation, tous auteurs, imprimeurs et colporteurs d'écrits excitant le peuple à l'insurrection contre les lois, à l'effusion du sang, au renversement de la Constitution. »

Ainsi Camille a parlé sans respect du roi, Marat a demandé que Sa Majesté et ses agents fussent gardés à vue s'ils sont coupables de trahison, et voilà ce que les législateurs appelaient crimes de lèse-nation ! En d'autres termes, c'était dire : La nation, c'est nous. Logique de Tibère autrefois, logique de tous les tyrans. Nous en appelons au sens commun : le mandataire peut-il être confondu avec le mandant ? Cette transformation instantanée serait un mystère de la force du mystère de la transsubstantiation.

Par un contraste singulier, fait remarquer Camille, au moment même où la Constituante rendait ce décret, les vainqueurs de la Bastille se présentaient chez les deux écrivains patriotes et amis de la vérité, pour les prier d'assister à un service solennel qui devait se célébrer le 2 août pour leurs frères d'armes tues dans la grande journée : « En sorte qu'au moment où l'Assemblée nous proclamait criminels de lèse-nation, les vainqueurs de la Bastille nous proclamaient ses plus zélés défenseurs ! »

Aussitôt après le vote du décret, Flandres de Brunville, « qui attendait dans la coulisse, et aposté comme le notaire pour le dénouement de la comédie, » se presente et déclare, [293] au nom du Châtelet, que le tribunal, fort honoré du choix de l'Assemblée, va obéir en toute hâte.

Voici comment finit l'affaire. Le 2 août, Pétion en rappela du décret du 31 : « Peut-il avoir un effet rétroactif ? Faut-il rechercher tous les écrits faits depuis la Révolution ? Sera-t-on réputé coupable pour avoir dit à un peuple opprimé : Brisez vos fers ? Regardera-t-on comme coupables ces citoyens généreux qui alors volèrent aux armes ? » A quoi Alexandre Lameth ajoutait : « Quel est le but qu'on s'est proposé en vous présentant, samedi dernier, un décret dont les expressions vagues prêteraient aux poursuites les plus arbitraires ? Ce but, on ne peut se le dissimuler, c'est de fermer la bouche à tous les écrivains patriotes ; c'est d'empêcher que la censure publique ne s'attache à ceux qui trahissent le devoir qui leur est imposé, de servir, de défendre les intérêts du peuple. » En conséquence, des amendements au décret Malouet sont proposés. L'Assemblée hésite un moment, mais bientôt Camus rallie tous les suffrages, en présentant la rédaction suivante : « A l'exception néanmoins d'une feuille intitulée : C'en est fait de nous. » (Moniteur du 4 août 1790.)

Ainsi voilà tout le monde d'accord ; Marat seul restait sacrifié ; la loi n'était rétroactive que pour lui ; mais qu'importe ? c'était Marat ! Et parmi ces douze cents représentants, dont un grand nombre semblent de bonne foi, pas un qui réclame contre une aussi criante iniquité ! Et qu'on dise encore que le peuple n'a pas à revenir sur les décrets de ces gens-là, parce qu'ils ne peuvent se tromper ! Trahison et sottise !

Et Camille, le bon enfant Camille, qui consacre encore son numéro 38 au récit de cette journée des représailles, comme il l'appelle spirituellement, et qui ne trouve pas un mot de protestation en faveur d'un collègue ! Je ne sais pourquoi, à cette pensée, l'exécution des Dantonistes me revient en mémoire ; je songe à cette autre iniquité de la Convention, muette de peur, et je me demande s'il n'est pas au-dessus de nous tous une Providence vengeresse de toutes les lâchetés [294] de coeur ou de conscience ? Mais non, ne mêlons pas la métaphysique à la réalité ; le vrai, c'est le droit éternel de la liberté pour tous : pour le peuple, liberté de choisir et de rejeter ses commis ; pour le citoyen, liberté de les dénoncer ; pour l'accusé, liberté de se défendre ; et ce droit, reconnu par tous, absolvait Marat au 31 juillet 90, élargissait Camille trois ans plus tard, sauvait les patriotes des massacres du Champ de Mars, au 17 juillet 1791. Pauvre Camille ! ton coeur était pourtant bien bon ! Citoyens ! c'est qu'il y a quelque chose qui vaut mieux qu'un bon coeur : c'est la justice !

« Que faire ? se demande Marat. Regarder l'infâme décret du 31 juillet comme non avenu ; se moquer de l'autorité injuste que prétendent usurper les traîtres à la nation qui dominent l'Assemblée nationale, et aller son train en prenant les précautions d'usage contre les tyrans.» (L'Ami duPenple.) Il entendait par là qu'il allait se cacher dans une retraite plus profonde, plus obscure, plus malsaine, plus mortelle encore ; et cela pour pouvoir continuer d'écrire, d'éclairer ses ingrats concitoyens. Permettez-moi de paraphraser Jean-Jacques et de vous dire : Si Socrate, le vrai sage de la Grèce, a vécu, est mort en grand homme, quelle épithète ajouterez-vous au nom de Marat ?

Encore une singulière coïncidence. Au moment même où le président venait de décréter Marat criminel de lèse-nation, on annonçait que l'Ami du peuple faisait hommage à l'Assemblée de son Plan de législation criminelle. On crut à un persiflage ; Marat prenait les choses plus au sérieux : « Il y a dix ou douze jours, dit-il, que ce plan fut remis à une dame, pour le faire passer au président de l'Assemblée. Je regrette beaucoup qu'il ait été présenté dans une conjoncture pareille. Je ne sais point faire de platitudes. Loin de rendre dorénavant à l'Assemblée aucun hommage, je n'aurai pour elle que justice sévère ; je ne lui donnerai aucun éloge. S'il sortait par hasard de son sein quelque bon décret, elle n'aurait fait que [295] son devoir ; mais je serai toujours avec le fouet de la censure en main à chaque mauvais décret qu'elle rendra, et le nombre peut en être effrayant, parce qu'elle est subjuguée par les ennemis du peuple. Au surplus, mon Plan ne lui a été présenté que dans l'espoir que le comité de Constitution profiterait de mon travail. Il a grand besoin de lumières, et plus encore de vertus. » (L'Ami du Peuple.) Le censeur public tiendra parole. [296]



Chapitre XV


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XVII


dernière modif : 28 Apr. 2001, /francais/bougeart/marat16.html