Chapitre XI


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XIII


CHAPITRE XII.

JOURNAL L'AMI DU PEUPLE.

1789 - 1792

SOMMAIRE. - Motifs de la publication. - Réaction royaliste. - Date de la création du journal. - Caractères de la rédaction. - Ce que doit être un véritable journaliste. - Marat sera seul rédacteur. - La feuille prend le titre d'Ami du Peuple. - Son format. - Publication du Junius français. - Nombre des numéros dont cet autre journal se compose. - Marat insère des articles dans l'Orateur du Peuple. - Danton et Robespierre n'ont jamais collaboré avec Marat. - Brochures et placards. - Moyens employés par l'autorité pour en empêcher la propagande. - Intimidation des imprimeurs. - Marat se fait lui-même imprimeur. - Persécutions. - Le Journal porte les empreintes des époques qu'il a traversées. - C'est le meilleur document pour l'histoire. - C'est le refuge des opprimés. - Lettres de dénonciation. - Fausses dénonciations. - Habileté de Marat à les découvrir. - Les députés doivent être rémunérés. - On ne peut en aucun cas suspendre le pouvoir exécutif. - Reproche fait à l'écrivain de se répéter. - Reproche d'inconvenance. - Des faux Amis du peuple. - Autres manoeuvres du pouvoir pour entraver la publication. - Contradictions de M. Michelet. - Le journal continue même après la Constituante. - Marat s'enrichit-il comme journaliste ? - Autres contradictions de M. Michelet. - Qualification donnée au journal par la veuve de Marat.

Après l'exposé des principes l'application, après le législateur le journaliste. A quelques jours de date de la publication du Plan que nous venons d'analyser, Marat fit paraître le premier numéro de son fameux journal. Il nous en donne lui-même les motifs : « La manière dont les États Généraux avaient été composés, la multitude d'ennemis de la Révolution qu'ils renfermaient dans leur sein, le peu d'aptitude et de désir que le plus grand nombre montrait à faire le bonheur public, m'avaient fait sentir la nécessite de surveiller avec sollicitude l'Assemblée nationale, de relever ses erreurs, de la ramener sans cesse aux bons principes, d'établir et de défendre les droits des citoyens, de contrôler les dépositaires [182] de l'autorité, de réclamer contre leurs attentats, de réprimer leurs malversations, desseins qui ne pouvaient s'exécuter qu'à l'aide d'une feuille vraiment nationale. J'entrepris donc un journal public. » (Appel à la nation.)

Il n'y avait rien là d'exagéré. On était à peine à un mois de date de la prise de la Bastille, qu'à l'Assemblée Lally-Tollendal proposait déjà de traiter comme rebelle quiconque enfreindrait la fidélité due au souverain, et par souverain il entendait Louis XVI ; Mounier, Malouet voulaient qu'on rendit au roi son pouvoir ; d'autres conspirateurs royalistes voulaient livrer la France aux Anglais, leur ouvrir le port de Brest ; ils furent découverts, et le ministre Montmorin s'était refusé à juger les coupables ; les trois cents électeurs de Paris vivant, pour la plupart, des anciens abus, s'obstinaient à rester maîtres du pouvoir municipal et faisaient amnistier Bezenval ; finalement les représentants décrétaient que le Châtelet, tribunal composé des créatures de la cour, serait chargé de juger des hommes accusés par le public de l'avoir défendue ; Bailly, le maire nommé par les districts, ordonnait que rien ne serait imprimé sans son autorisation ; la police de la Ville remplaçait les censeurs royaux ; Lafayette, général de la garde nationale, faisait éliminer cent quatre-vingt mille citoyens, et créait une garde à ses ordres en soldant et en incorporant dans la milice parisienne les gardes françaises. S'agissait-il de la Déclaration des droits de l'homme : « On ne peut sans imprudence, s'écriaient le duc de Lévis et le comte de Noailles, déchirer tout à coup le voile qui dérobe les principes aux yeux du peuple » ; Mirabeau demandait qu'on ne fit cette déclaration qu'après la Constitution ; enfin une famine concertée pour amener le peuple à composition dévorait toute la France. Voilà l'histoire vraie de cette époque, destinée à remplacer les panégyriques de convention.

Est-ce assez pour prouver que Marat n'exagère pas la nécessité de signaler à la nation, victorieuse hier, que déjà ses ennemis ont repris du terrain, et que le plus pressant [183] besoin, c'était d'éclairer le peuple sur ce qu'il lui restait à faire ?

Le 8 septembre 1789, on répandait dans Paris le prospectus d'une feuille nouvelle intitulée : Le Publiciste parisien, journal politique, libre et impartial, par une société de patriotes, et rédigé par M. Marat, ailleur de l'Offrande à la patrie, du Moniteur, du Plan de Constitution, etc., etc., avec cette épigraphe, qui avait été celle de Jean-Jacques : « Vitam impendere vero : Meurs, s'il le faut, mais dis la vérité ! »

L'annonce dut faire sensation : on venait de lire les brochures que l'auteur avait publiées depuis quelques mois seulement, on connaissait par conséquent ses opinions en politique, elles avaient attesté un radicalisme qu'il ne serait pas facile de soutenir sans soulever de violents débats ; on savait en outre que Marat avait beaucoup écrit, ce qui dénotait au moins une grande facilité et une prodigieuse activité d'esprit ; ceux qui avaient assisté à ses démêlés avec les Académies pouvaient être convaincus que l'écrivain ne concevait pas une médiocre idée de lui-même, ce qui ne laisse pas de soutenir dans la lutte ; enfin ceux qui entretenaient des rapports intimes avec l'homme privé s'attendaient à tout d'un caractère aussi énergique, d'une volanté aussi inébranlable, d'une conviction aussi fermement arrêtée.

Lui-même ne cherchait pas à s'en cacher : « En combattant les ennemis de l'État, j'attaquerai sans ménagement les fripons, je démasquerai les hypocrites, je dénoncerai les traîtres, j'écarterai des affaires publiques les hommes qui spéculent sur un faux zèle, les lâches et les ineptes incapables de servir la patrie, les hommes suspects en qui elle ne peut prendre aucune confiance. Quelque sévère que soit ma plume, elle ne sera redoutable qu'au vice, et, à l'égard même des scélérats, elle respectera la vérité ; si elle s'en écarte un instant pour blesser l'innocence, qu'on punisse le téméraire, il est sous la main de la loi. » (L'Ami du Peuple, N° 13.) [184]

Et que les hommes du pouvoir et du privilège n'espèrent pas l'intimider par leur grandeur de convention : « Je ne distingue les hommes que par leurs qualités personnelles ; j'admire les talents, je respecte la sagesse, j'adore les vertus, je ne vois dans les grandeurs humaines que les fruits du crime ou les jeux de la fortune. Toujours je meprisai les idoles de la faveur et n'encensai jamais les idoles de la puissance. De quelque titre qu'un potentat soit décore, tant qu'il est sans mérite, il est peu de chose à mes yeux : et tant qu'il est sans vertus, il n'est à mes yeux qu'un objet de dédain. » (L'Ami du Peuple, N° 13.)

Les menaces n'auront pas plus d'empire sur lui que la fausse grandeur : « Je sais ce 'que je dois attendre de la foule des méchants que je vais soulever contre moi ; mais l'intimidation ne peut rien sur mon âme ; je me dévoue à la patrie et suis prêt à verser pour elle tout mon sang. » (Ibid.).

Après trois années de publication de sa feuille, quand toute la nation, tenue en éveil par ses écrits, aurait pu comparer sa doctrine avec ses actes et lui reprocher les contradictions, il prescrivait lui-même les conditions auxquelles on s'acquiert le titre glorieux de véritable journaliste patriote : « Ses fonctions consistent à veiller sans cesse pour le salut du peuple contre les ennemis publics, fonctions sublimes, qui exigent un dévouement sans bornes à la patrie et le concours de toutes les vertus qui élèvent l'humanité. Avant tout il doit être pur dans ses moeurs et irréprochable dans sa conduite ; autrement, de quel front censurerait-il dans les autres les vices qui le flétriraient lui-même ?

« Il a besoin d'une impartialité à toute épreuve pour attaquer, sans acception de personnes, les fonctionnaires publics qui négligent leurs devoirs, les administrateurs infidèles, les juges prévaricateurs, les ministres des lois qui les font servir à opprimer l'innocence ou à protéger le crime, les dépositaires de l'autorité qui malversent, et les traîtres qui machinent la perte de l'État. [185]

« Il doit renoncer aux plaisirs, aux douceurs, au repos de la vie, pour sacrifier ses veilles à la recherche des injustices et des attentats, des complots, des machinations et des trahisons qui compromettent la tranquillité, la liberté et la sûreté publique.

« Il lui faut un courage indomptable pour braver les ressentiments, la haine et les vengeances des hommes puissants qu'il dénonce ; pour mépriser les injures, les calomnies, les menaces, les dangers accumulés sur sa tête par les scélérats qu'il couvre d'opprobre ou qu'il devoue à la vindicte publique.

« Enfin il doit porter l'abnégation de lui-même jusqu'à l'héroïsme, pour immoler son être tout entier au bonheur public ; passer ses jours dans les privations, les humiliations, les chagrins, les alarmes ; vivre au milieu des pièges et des embûches ; avoir sans cesse sous les yeux l'image de la mort ; se résoudre à verser son sang goutte à goutte, s'exposer même à périr ignominieusement sur l'échafaud pour le salut du peuple ignorant et égare, qui trop souvent le dédaigne, qui l'outrage quelquefois, et dont il est presque toujours méconnu. » (Journal de la République, N° 46.)

Qui se sent disposé à tant de sacrifices ? Qui voudra, qui pourra le suivre dans une voie aussi périlleuse ? Qui osera lui prêter une collaboration aussi compromettante ? Personne ; il le sait, aussi écrit-il : « Jaloux de ne laisser paraître aucun aride qui ne soit digne du public, l'auteur n'a voulu prendre aucun autre engagement avec ses collaborateurs, que celui qui se bornerait à lui fournir des faits bien constatés. Ainsi chaque article du journal portera son cachet. » (Prospectus.) Cachet est le mot. Quoi qu'ait essayé la cupidité mercantile, ou la réaction aux abois pour le contrefaire, nul n'y est parvenu. C'est bien de son journal qu'on peut dire : le style, c'est l'homme. Pour faire du Marat, il fallait être Marat.

Dès le sixième numéro le titre se modifie, la publication prend un caractère de personnalité plus exclusive encore, elle se nommera l'Ami du Peuple, et ce nom se confondra si [187] bien avec celui du rédacteur, que désormais Marat n'en portera plus d' autre. Nous verrons à quel prix il conquit ce titre, s'il en fut vraiment digne, et quelle fut sa récompense. Quelques mois après l'apparition du journal, ses amis lui conseillaient, pour sa propre sûreté sans doute, de changer ce titre. Il était en droit déjà de leur répondre : « Vous m'invitez à quitter le titre d'Ami du peuple, c'est tout au plus ce que pourraient faire nos plus cruels ennemis... En le prenant, je n'ai consulté que mon coeur ; mais j'ai travaillé à le mériter par mon zèle, par mon dévouement à la patrie, et je crois avoir fait mes preuves. Consultez la voix publique, voyez la foule d'infortunés, d'opprimés, de persécutés qui, chaque jour, réclament mon appui contre leurs oppresseurs, et demandez-leur si je suis l'ami du peuple. Au demeurant, ce sont les bienfaits seuls qui font le bienfaiteur, et non le consentement de l'obligé. » (L'Ami du Peuple, N° 105.)

Il tint si bien sa promesse, qu'à son treizième numéro, de tous les côtés, on se plaignait du scandale que causait sa feuille, et lui répondait : « Les ennemis de la patrie crient au blasphème, et les citoyens timides, qui n'éprouvent jamais les élans de l'amour de la liberté, ni le délire de la vertu, pâlissent à la lecture. On convient que j'ai raison d'attaquer la faction corrompue qui domine dans l'Assemblée nationale, mais on voudrait que ce fut avec modération : c'est faire procès à un soldat de se battre en désespéré contre de perfides ennemis. » (L'Ami du Peuple, N° 13).

Le fait est qu'a un mois de date de la publication le rédacteur avait déjà reçu deux fois l'ordre de comparaître devant le tribunal de police de la Commune. Le danger devenant plus grand de jour en jour, Marat ne veut pas que d'autres le partagent et soient même soupçonnés de lui donner leurs conseils ; aussi le sous-titre se modifie-t-il encore, et ces mots : par une société de patriotes disparaissent à jamais. L'Ami du peuple va seul désormais faire tête à l'orage. Nous ne donnerons pas dans ce chapitre les détails [187] de toutes les persécutions qu'il eut à souffrir, de toutes les difficultés qu'il rencontra dans la publication ; ce récit composera la biographie de l'auteur : nous n'avons ici à ne nous occuper que de la feuille en elle-même.

On a peine à concevoir comment un homme a pu seul suffire à une tâche aussi pénible et aussi longue. Quand on pense que de septembre 1789 jusqu'au 14 juillet 1793, il rédigea jour par jour un numéro qui ne comprenait pas moins de huit pages in-octavo ! Et qu'on ne s'imagine pas que les comptes rendus des débats de l'Assemblée, que les nouvelles diverses absorbassent, comme aujourd'hui, les deux tiers du journal. Ce ne fut guère que dans les premiers mois de la publication que le rédacteur s'astreignit à analyser en quelques lignes les travaux de la Constituante ; jamais il ne descendit au rôle de nouvelliste : « Les nouvelles n'entrent jamais dans mon plan que pour servir de texte à mes réflexions, lorsque les événemennts annoncent quelques piéges, quelques malversations, quelques complots, ou qu'elles servent de preuves aux vices de la constitution, à l'impéritie ou à la venalité des législateurs. » (L'Ami du Peuple, N° 283.) Généralement la feuille tout entière est consacrée à la discussion des principes qu'il a posés dans sa Constitution, à leur développement ou à leur application ; sa correspondance n'y est consignée qu'autant qu'elle a trait à quelque dénonciation des ennemis du bien public ; très-rarement il occupe le lecteur de ses affaires privées : ce n'est que lorsqu'elles révèlent quelque abus du pouvoir. Néanmoins la matière est si abondante, que souvent la feuille ordinaire ne suffit plus, alors il ne lui faut pas moins de douze, quelquefois même seize pages de rédaction. Souvent vous tournez le feuillet, et tout à coup, sans que le sujet change, les lignes se resserrent, s'entassent, les caractères d'imprinierie se font petits jusqu'à devenir presque imperceptibles, tant les réflexions débordent : il semble que l'imprimé soit le décalque du manuscrit. [188]

Ces ressources même ne lui suffisent pas. Un jour, le 2 juin 1790, au moment où le pouvoir était le plus acharné contre lui, il conçoit le dessein de fonder une seconde feuille politique qui paraîtra en même temps que l'Ami du Peuple, qu'il rédigera seul encore : il lui reste tant à dire, tant à dénoncer ! En conséquence, au numéro 125 de sa feuille ordinaire, on lisait : « Malgré les dégoûts et les embarras que me suscitent les ennemis de la Révolution, ils ne parviendront pas à ralentir mon zèle. Ne pouvant presque jamais à temps faire entrer dans l'Ami du Peuple des articles qu'il importerait infiniment de mettre sous les yeux du public, je viens d'entreprendre un nouveau journal sous le titre de Junius français, qui servira de supplément à l'Ami du Peuple. Ainsi je vais combattre des deux mains pour la patrie ; il paraîtra lundi matin. » Pour qu'on ne se méprit pas sur le caractère de la rédaction, il ajoutait deux numéros plus loin : « Tous les articles du Junius français sont de moi, quoique les trois premiers ne portent pas mon nom. »

Mais cette nouvelle publication dut s'arrêter à son treizième numéro inclusivement. L'auteur avait entrepris une tâche au-dessus de ses forces, au-dessus des forces d'un homme. On comprend à peine qu'il l'ait commencée, quand on songe aux difficultés souvent insurmontables que lui opposaient la police, le ministère, Lafayette, Bailly, les concurrents, les contre-révolutionnaires. Il espérait, pensons-nous, décourager ses ennemis à force d'audace, d'énergie. Mais ils étaient cent contre un, et ils avaient pour eux toutes les ressources que possède contre le peuple un gouvernement salarié et maître d'abuser. Marat dut céder, nous voulons dire qu'il dut s'en tenir à la publication exclusive de l'Ami du Peuple ; et la tâche était déjà telle, que personne autre ne l'a entreprise, que personne n'aurait pu la remplir. Veut-on se faire une idée des obstacles matériels seulement ; qu'on sache que pendant la publication du Junius, vingt-quatre jours au plus, le journaliste fut réduit à changer quatre fois d'imprimeur. [189]

Alors il s'avisa d'un autre moyen : si, sa feuille composée, il survenait une mesure d'urgence à prescrire, il la communiquait à Freron, rédacteur de l'Orateur du Peuple ; en qui seul il avait confiance, qu'il se complaisait à proclamer son successeur, son second ; et celui-ci se hâtait de l'insérer dans son journal qui ne perdait rien, tant s'en faut, à cette collaboration. Ajoutez, car c'était une des tactiques de Marat à l'egard des patriotes, que l'Orateur du Peuple se trouvait par ces insertions irrévocablement engagé dans la cause de la liberté. Quelquefois, en l'absence de Fréron, il rédigeait à lui seul les deux journaux. Le 8 mars 1791, il écrit : « M'étant chargé de la rédaction de l'Orateur du Peuple pendant la maladie de l'auteur, je préviens mes lecteurs qu'ils y trouveront la dénonciation des soldats suisses contre leurs officiers. » Cette activité d'esprit dépassait tellement ce qu'il est permis d'attendre d'un homme, que les mieux intentionnés même, ne pouvant la concevoir, soupçonnaient Danton et Robespierre de collaborer avec Marat. L'Ami du peuple s'en est toujours défendu hautement et de façon à ne plus laisser de doute. On sait assez que Danton n'a jamais écrit deux pages dans aucun journal, c'était un parti pris. Quant à Robespierre, on peut lire ce que le journaliste affirmait en mai 1792 : « Je déclare que non-seulement Robespierre ne dispose pas de ma plume, quoiqu'elle ait souvent servi à lui rendre justice ; mais je proteste que je n'ai jamais reçu aucune note de lui, que je n'ai jamais eu avec lui aucune relation directe ou indirecte, que je ne l'ai jamais vu de mes jours qu'une seule fois. » (L'Ami du Peuple, N° 648.) Jamais eu de mes jours qu'une seule fois, et cela en mai 1792 : ne l'oublions pas !

Pour faire face aux événements qui se précipitaient, Marat avait encore adopté deux moyens : les brochures spéciales et les placards. Nous aurons l'occasion de donner dans le cours de cette étude l'analyse des principales brochures. Quant aux placards, nous devrons souvent les reproduire en [190] entier, tant ils eurent d'influence sur les principales mesures révolutionnaires ; aussi l'auteur les reservait-il pour les grandes circonstances : c'était, pour ainsi dire, sa grosse artillerie, et l'on peut se faire une idée de l'émotion publique qu'ils produisaient, quand tout à coup Paris, se réveillant, en voyait ses murailles couvertes ; quand les crieurs les répandaient par milliers et presque pour rien ; quand les agents de la police couraient de tous côtés pour en empêcher la distribution. « Un nouveau placard, se disait-on de tous côtés ; nous sommes à la veille de quelque terrible catastrophe ! » Et les patriotes électrisés se levaient dans l'attente.

Il faut suivre la lecture du journal feuille à feuille, voir avec quelle activité Marat répond à tout, ici par une discussion de principes, là par une mesure révolutionnaire, ailleurs par une révélation qui déjoue, d'un trait de plume, tout un complot longuement combiné ; il faut, dis-je, se convaincre par soi-même qu'il n'y avait pas de machination possible pour les ennemis du peuple tant que veillait l'infatigable sentinelle, pour comprendre tous les moyens qu'ont imaginés les agents de l'autorité afin de se débarrasser, à quelque prix que ce fut, d'un tel homme.

C'est vraiment un récit qui déchire, que celui des mille coups qui l'ont frappé un à un avant qu'il tombât sous le poignard : ce sont ses imprimeurs qu'on intimide en les menaçant de leur enlever leurs privilèges, de les ruiner par les amendes ; ce sont les patrouilles de Lafayette qui arrachent le journal des mains des colporteurs ; c'est la poste qui arrête les numéros ; c'est lui-même qu'on pourchasse comme une bête fauve, qu'on force à se résoudre, pour dernier sacrifice, à vendre tout ce qu'il possède, à engager la dot de sa femme, à faire, comme on dit, argent de tout pour fonder une imprimerie ; resolution qu'il mit en effet à exécution, le 26 novembre 1789, rue de l'Ancienne-Comédie, 39. Il est permis de conjecturer que cette détermination dut faire grande rumeur à la Commune, car Bailly n'avait plus, comme [191] moyen de répression, la ressource d'intimider les imprimeurs ; aussi verrons-nous qu'à partir de ce moment les poursuites devinrent plus violentes ; on n'aspirait à rien moins qu'à le ruiner d'un coup. Mais lui : « Me voilà donc en état de faire paraître ma feuille sans dépendre des créatures de l'autorité. Pour sauver la patrie avec plus de succès, je me suis fait imprimeur ; je m'honore de mon nouvel état, mais je dois prévenir mes lecteurs qu'il ne sortira de mes presses que les productions de ma plume et les écrits des vrais défenseurs de la liberté publique et de l'innocence opprimée, car l'Ami du peuple n'entend pas faire de la typographie un metier de lucre. » (L'Ami du Peuple, N° 71.)

Il y parait bien par le résultat commercial des deux premiers mois de publication qui viennent de s'écouler. Ouvrons les livres et voyons l'état de la caisse : « L'auteur ayant abandonné les trois quarts des produits de son journal aux libraires chargés de la manutention, et n'ayant pas touché une obole sur l'autre quart, a non-seulement trouvé la caisse vide, mais chargée de dettes. Déterminé à brouter l'herbe plutôt que de donner sujet à ses souscripteurs de se plaindre, et prenant sur lui le soin de les satisfaire, il s'est seul chargé de la publication de sa feuille, et il croit pouvoir répondre que le service s'en fera dorénavant avec ponctualité. » (L'Ami du Peuple, N° 71.)

La rage des fonctionnaires dénoncés était telle, qu'on les vit souvent descendre à des extrémités qui les couvraient de ridicule. Le 5 janvier 1790, par exemple, Boucher d'Argis, un conseiller au Châtelet, ne rougit pas de s'abaisser au rôle d'agent de police. On le vit en personne appréhender au collet un malheureux colporteur de l'Ami du Peuple, et le traîner lui-même par-devant le commissaire. (Ami du Peuple, N° 95.) Que d'entraves à la publication d'une feuille de papier ! et le journal ne compte encore que quelques mois d'existence ! et nous ne sommes encore, pour ainsi dire, qu'au lendemain de la prise de la Bastille, au lendemain des [192] journées des 5 et 6 octobre ! Que serai-ce quand la réaction, redevenue maîtresse, combinera toutes ses forces ? Mais de quel crime Marat était-il donc coupable ? vous demandez-vous. Du crime de dénonciation des fonctionnaires infidèles. Rôle abject ! répliquez-vous sans doute. Nous reviendrons sur cette question, elle exige un chapitre à part, et nous ne pouvons répondre à toutes à la fois. Achevons ce qu'il nous reste à dire du journal l'Ami du Peuple considéré sous tous ses rapports.

En dévorant ces six cent quatre-vingt-cinq numéros où sont jetées à la hâte sur un papier blanc, gris, jaune, bleuâtre, peu importe, tant de questions brillantes, tant de critiques des actes du gouvernement, des décrets de l'Assemblée, des ordonnances municipales, de motions des districts ou des clubs : tant de dénonciations de faits iniques accomplis par des hommes objets, le plus souvent, de l'enthousiasme des masses ; tant de mesures nouvelles enfin à opposer à tout ce qui se fait, on dirait que chaque feuille porte empreinte la physionomie de l'effet qu'elle va produire ; on croit assister aux scènes populaires qu'elle souleva, on se surprend au milieu d'une des rues de Paris en emoi, on entend le crieur : « Voilà qui vient de paraître : c'est la dénonciation de l'Ami du Peuple contre le sieur Boucher d'Argis, accapareur des fonctions publiques, indigne agent de l'autorité et citoyen dangereux » (l'Ami du Peuple, N° 97) ; ou bien : « Motifs pressants de refondre le Châtelet ou de l'abolir totalement. » (Ibid., N° 94.) Comme l'intérêt était éveillé par ces attaques à bout portant ! Les fautes dans le texte, les changements dans les caractères d'imprimerie, les frequentes erreurs dans la pagination, dans les dates, les transpositions sans nombre, sont les plus authentiques témoignages de la précipitation des événements, des entraves opposées à la rédaction, de la fièvre qui agitait le public et l'auteur. Qu'importaient au lecteur, après tout, les fautes de typographie ? Ne savait-il pas dégager la vérité du contre-sens ? pouvait-il douter des [193] principes d'un homme qui, vingt fois, revenait sur le même sujet ? L'auteur était plus sensible à ces erreurs matérielles, il craignait toujours qu'on ne se méprit sur son caractère, sur ses opinions ; c'est qu'il savait quel parti en pouvaient tirer ses ennemis ; aussi s'en plaint-il cent fois dans son journal. C'est un de ses plus grands chagrins, et comme ces fautes, souvent très-grossières, se répétaient chaque jour, il était dans un état continuel d'inquiétude, d'irritation fébrile. Eh bien, malgré tout cela, et peut-être à cause de tout cela, l'Ami du Peuple est, de tous les journaux de la Révolution, celui qui vous attache le plus irrésistiblement : on se croît mêlé à toutes les scènes, on prend parti, on est saisi par l'engrenage, et, tout palpitant, la tête brûlante, on se surprend assistant à tous les événements de la grande époque.

Nous croyons que le journal de Marat est le document le plus précieux, le plus indispensable qu'on puisse consulter pour une histoire de la Révolution française. L'interprétation des décrets des diverses Assemblées, la dénonciation des principaux faits réactionnaires de toutes les autorités constituées, le jeu des intrigues, non-seulement les luttes des grands partis entre eux, mais les dissensions intestines des nuances d'un même parti, l'opinion des masses sur tel ou tel événement, voilà justement les connaissances qu'on y peut puiser et qui constitueraient une histoire toute nouvelle ; je veux dire une histoire qui ne plierait plus les faits à la politique de tel ou tel tribun pour en faire un héros, à la façon de nos écrivains monarchiques, mais qui nous montrerait les plus fougueux révolutionnaires, ceux qu'on nous a peints meneurs de la foule, cédant eux-mêmes à la pression du peuple, comme il arrive toujours, comme on ne l'a jamais représenté.

Mais à part la politique proprement dite, politique dont nous connaissons déjà les principes et dont nous vérifierons l'application à propos de tel ou tel événement, de tel ou tel personnage sur lesquels Marat nous donnera son opinion dans le cours de cette étude, voyons quel profit les petits ont tiré [194] de l'Ami du Peuple. Que de malheureux détenus pour cause de patriotisme ou même pour quelque peccadille insignifiante Marat n'a-t-il pas fait élargir, en appelant sur eux l'attention générale, en dévoilant les motifs secrets des agents de la force publique, en démontrant la nécessité de nous faire solidaires les uns des autres, si nous ne voulons pas être individuellement broyés l'un après l'autre ! Nous ne parlons pas ici de Féral ou de Babeux (l'Ami du Peuple, N° 153), mais de milliers d'inconnus, trop peu importants d'ordinaire aux yeux de messieurs les journalistes pour qu'ils daignent s'en occuper. Eh bien, nous pourrions prouver, par cent citations, que Marat ne les défend pas avec moins de chaleur que les noms les plus chers à la liberté. On s'est beaucoup récrié sur deux ou trois erreurs de noms, commises en l'espace de quatre ans d'une rédaction quotidienne, et presque aussitôt relevées que faites par le rédacteur (nous le prouverons bientôt), pourquoi ne s'être pas fait aussi l'écho de la reconnaissance de tous ceux que, par la vigueur de ses dénonciations, par son insistance, il a arrachés aux mains de la police ? C'est que les petits pèsent trop peu dans la balance de ces écrivains qui n'estiment les hommes dignes de leur attention qu'en raison du bruit qu'ils font.

Ce n'est pas seulement celui qui crie du fond de son cachot sans que sa voix puisse être entendue, qui intéresse l'Ami du Peuple, ce sont aujourd'hui de pauvres invalides dout les administrateurs cupides rognent les portions de vivres déjà si petites (l'Ami du Peuple, N° 154) ; ce seront demain de simples soldats qui ont à se plaindre des injustices de leurs officiers ; toujours, toujours et surtout des petits. Assurément, s'il ne s'était fait avocat que des causes célèbres, il aurait aujourd'hui plus grand renom : en aurait-il plus de mérite ? N'est-ce pas une observation bien digne de remarque que ce soient justement nous les petits, nous qui demain serons à notre tour les victimes des puissants, nous qui serions si heureux de trouver un défenseur courageux et [195] désintéressé, qui devrions dès aujourd'hui exalter le modèle pour encourager les imitateurs, n'est-il pas étonnant que ce soient justement nous qui ayons conservé de tout temps le plus ardent enthousiasme pour les défenseurs de Louis XVI et consorts, et la plus profonde indifférence pour la mémoire de l'avocat du peuple, de Marat ? Ce ne sont pas seulement les contemporains qui sont ingrats et insensés, mais encore la postérité. Nous ne savons pas rémunérer par la gloire, dont nous sommes les vrais dispensateurs, la plus noble des ambitions, et nous nous plaignons d'être délaissés ; en vérité, nous méritons notre sort.

A propos de quelques railleries, plus piquantes que justes, adressées par Camille Desmoulins, dans ses Révolutions de France et de Brabant, au N° 73, Marat rappelle quelques circonstances dans lesquelles, à force d'énergie, de persévérance, il avait sauvé de prison, de la mort peut-être, des malheureux destinés à assouvir la rage des contre-révolutionnaires ; citons des paroles que chacun pouvait démentir si elles avaient été mensongères : « N'eusse-je produit d'autre bien que de faire ouvrir les cachots de la Concièrgerie aux onze infortunés qui y étaient détenus pour la brûle des barrières, en faisant donner l'assaut à la maison du président de la Cour des aides ; n'eusse-je qu'excité cette sainte fermentation qui força les pères conscrits de déclarer irréprochables les auteurs de la brûle de la Bastille ; avoir annulé huit cent soixante décrets de prise de corps déjà lancés, et arraché à la mort cent mille patriotes que ce despotisme aurait immoles par le glaive du bourreau, sont de trop beaux trophées pour ne pas bénir la liberté de la presse ! » (L'Ami du Peuple, N° 449.)

L'Ami du Peuple devint, à la lettre, le refuge de tous les opprimes ; non-seulement il défendait leur cause, mais il accueillait textuellement l'expression souvent mal rendue de leurs plaintes ; le peuple, se disait-il, n'en sentira que mieux la verité. Pour les insérer, il doublait au besoin sa [196] feuille, à son propre détriment, puisque le prix de vente restait le même ; témoin le récit de l'affaire de Château-Vieux par deux adjudants chassés du régiment pour leur patriotisme (l'Ami du Peuple, N° 206). Marat y ajoutait une adresse aux grenadiers des ci-devant gardes-françaises ; il faut lire comme il les presse de se présenter à l'Assemblée nationale et d'insister sur la réintégration dans leur corps des malheureuses victimes ! L'Assemblée résiste, Marat ne craint pas de se compromettre davantage encore, il lance un de ses plus violents placards intitulé : l'Affreux réveil, où il provoque l'insurrection de tous les citoyens contre les ennemis de la patrie. Commencez-vous à comprendre pourquoi son journal est encore aujourd'hui mis à l'index de tous les pouvoirs arbitraires ?

Mais c'est surtout en détail que les oppresseurs déciment les patriotes ; c'est pour cela que l'Ami du Peuple ne s'attache pas moins aux petites causes qu'aux grandes ; sa feuille fourmille de lettres de simples citoyens de Paris ou des provinces poursuivis par leurs municipalités, et cette lecture nous apprend mieux quel est le véritable état des esprits en France que les plus hautes considerations générales. Il semble dire : le plus pressé, c'est le secours à ceux qui souffrent. Il se complaît à raconter, par exemple, les détails d'un atroce abus de pouvoir commis par un commissaire de police envers un pauvre facteur de clavecins dont le fonctionnaire a séduit la femme ; il dénonce comment la victime a été traînée dans la prison de Bicêtre, il nous peint sa ruine complète, il termine par ces mots : « Le sieur Heintzler est logé dans la rue Saint-Jean-de-Latran, cour du puits, maison du sieur Hénar. Comme son barbare persécuteur, après les horreurs dont il s'est rendu coupable, peut être soupçonné de tout, je demande qu'il soit arrêté à l'instant par la police, pour qu'il ne puisse approcher de l'asile de sa victime, que je mets sous la protection du comité de sa section. » (L'Ami du Peuple, N° 272.) Ne sentez-vous pas [197] saigner le coeur de l'homme ? Et quand on songe que c'est cette frénésie contre les tyrans subalternes qui l'a fait appeler sanguinaire !

Une autre fois, il s'agissait de quelques matelots de Terre-Neuve indignement traités, il s'écrie : « Au souvenir de tant de férocité, le coeur se serre de douleur et suffoque d'indignation. On gémit sur le sort de ces malheureuses victimes de la cupidité et de la barbarie, on entre en fureur contre leurs affreux tyrans... » (L'Ami du Peuple, N° 285.) Cette suffocation nous étonne, nous qui ne sommes guère émus que par les scènes dont nous sommes témoins ; nos journalistes d'ailleurs ne s'occupent guère de ce qui se passe à si longue distance et à propos de si petites gens ; est-ce pour cela que nous valons mieux, qu'ils valent mieux que Marat ?

Et quand il dénonce ces infamies, il ne manque jamais d'intéresser tous les citoyens à la cause du malheureux qu'il défend, afin que nous sentions mieux la nécessité de nous faire solidaires les uns des autres ; que de fois ne l'entend-on pas s'écrier : « Je somme Barnave, Dubois Crancé, Robespierre, d'éplucher l'affaire avec soin ! » (L'Ami du Peuple, N° 277.) El dès qu'il avait intéressé le public à l'affaire, il ne l'abandonnait plus que justice ne fut rendu ; tous les jours il informait ses lecteurs des nouvelles circonstances survenues incidemment : et c'est justement à cause de cette persistance que l'autorité était forcée de céder, c'est cette tenacité qui prouvait que ce n'était point une question de simple remplissage, de nouvelle à la main, de faits divers.

Que de dénonciations de ce genre ne pourrions-nous pas extraire des trois à quatre mille lettres particulières incluses dans son journal, ayant toutes trait à un abus particulier du pouvoir, mais se rattachant par ce côté à l'histoire générale ! Elles sont si fréquentes qu'on n'y fait plus attention, qu'on s'en fatigue : de la fatigue à la critique il n'y a qu'un pas ; et notre indifférence et notre insensibilité finissent bientôt par faire à Marat un reproche de son incessante sollicitude : nous [198] n'aimons pas qu'on ait plus de coeur que nous ; plutôt que de l'admettre nous disons : c'est un rôle ; et quand il en est aux supositions, l'esprit humain est fécond en découvertes.

Si nous nous rappelons quelle importance Marat attachait à ses propres idées, à ses moindres écrits, on doit lui savoir d'autant plus de gré d'en avoir maintes fois ajourné l'exposition, pour y substituer tel ou tel fait sans importance retentissante. Oui, on peut affirmer que l'Ami du Peuple était devenu, à la lettre, l'asile de quiconque avait à se plaindre de quelque injuste persécution. Nous pouvons calculer, en parcourant le journal, tout le bien qu'il a fait ; mais qui dira tout le mal qu'il a dû empêcher ? Combien d'agents n'ont pas été retenus par la terreur d'une dénonciation certaine ! Oui, et nous le proclamons à sa gloire, Marat était devenu la Méduse de tous les fonctionnaires publics ; est-ce de cela que vous voulez lui faire un crime ?

Nous avions cru d'abord remarquer, dans la correspondance, une certaine similitude de rédaction qui nous en faisait soupçonner l'authenticité, mais le journaliste, dans son numéro 246, nous en explique la raison, car il semble qu'il ait tout prévu : « Qu'on ne soit pas surpris, dit-il, de retrouver le même style dans la plupart des lettres que je publie ; le peu d'étendue de ma feuille m'oblige de les rédiger pour n'en prendre que la substance. Au demeurant, je prends sur mon compte quelques épithètes de celle-ci que j'ai retouchées pour les adapter au sujet. »

Ce serait une erreur de supposer que les lettres incluses au journal et non signées lui eussent été envoyées anonymes et conséquemment ne méritassent aucune confiance ; nous verrons dans un chapitre spécial qu'il n'admettait rien de tel. Mais Marat ne voulait pas compromettre les signataires ; il préférait, en insérant la lettre sans nom d'auteur, prendre sur lui toute la responsabilité ; c'était à la fois faire acte de dévouement et encourager les opprimés ; mais c'était aussi contenir les oppresseurs, qui savaient bien que la victime [199] serait entendue du journaliste sans danger pour elle-même.

On pressent que les contre-révolutionnaires ont du profiter de cette facilité de dénoncer à Marat des abus, et de la certitude d'être accueillis, pour en inventer d'imaginaires, d'insensés quelquefois, pour faire tomber le journaliste dans des piéges tendus à sa haine de l'oppression. Il eut la sagacité d'en découvrir un grand nombre, mais nous n'oserions avancer qu'il eût toujours réussi : qui le pourrait ? Veut-on lui en faire un objet d'accusation, pour en conclure qu'on ne doit pas l'imiter, qu'il faut beaucoup de réserve en pareil cas, de peur de tomber dans quelque méprise. Nous ne glisserons pas non plus dans ce nouveau piége, et nous dirons aux journalistes à venir : imitez Marat, comme lui prenez la défense de quiconque est persécuté, des petits surtout dont la voix est si facilement étouffée ; accueillez les plaintes des dédaignés, dussiez-vous être trompés par de faux dénonciateurs ; car, je vous le jure, les maux réels causés par les agents d'un pouvoir arbitraire seront toujours mille fois plus irréparables et plus nombreux, que le mal qui peut résulter d'une fausse dénonciation contre un fonctionnaire toujours en droit, après tout, de se disculper. Nous reviendrons sur ce sujet.

L'Ami du peuple faisait un jour allusion à cette perfidie des royalistes, à cette intention de le faire extravaguer pour ôter toute confiance en ses écrits, quand il citait une lettre d'un correspondant qui lui avait dénoncé qu'un grand nombre d'armes venaient d'être enterrées à Vincennes, et que, pour empêcher toute révélation du dépôt, on aurait fait empoisoinner tous les ouvriers dans un souper. Le journaliste répondait : « Quelque adroit que soit le correspondant, l'avis qu'il donne à l'Ami du Peuple est trop improbable pour ne pas paraître suspect, même faux... J'invite ces honnêtes gens à ne plus jouer avec l'Ami du Peuple, il ne sera jamais leur dupe. » (L'Ami du Peuple, N° 251.)

Il s'est produit, à propos de ces correspondances, une [200] insigne perfidie dont M. Michelet est le dernier colporteur moderne, et qu'il est bon de démasquer ici ; elle consiste à attribuer à l'Ami du peuple toutes les idées énoncées dans telle ou telle lettre. Nous avons remarqué déjà que l'historien affirme à faux que Marat est l'auteur de l'accusation intentée à Lavoisier par un correspondant, d'avoir voulu priver Paris d'air, en faisant élever des murs d'octroi. On pourrait en dire autant quand on l'entend attribuer à l'Ami du peuple le soupçon ridicule que le pouvoir ait miné les piliers de Notre Dame pour écraser les assistants, et bien d'autres absurdités de ce genre que le journaliste ne laissait consignées que parce que la lettre accusatrice contenait, en même temps, d'autres faits d'une valeur très-appréciable, d'autres dénonciations très-réelles et très-utiles à répandre. M. Michelet se donne parfois gratuitement trop beau jeu, pour prouver qu'il sait jouer de l'ironie.

A propos des prétendues extravagances de Marat, montrons par des extraits bien autrement importants que les deux ou trois petits faits controuvés par M. Michelet, montrons, dis-je, que l'auteur du Plan de Constitution est toujours maître de lui, quand il s'agit de questions qui se rattachent à des principes.

Bien qu'il ne manquât pas de motifs personnels et surtout politiques d'accuser les Constituants, il s'en fallait bien qu'il ne sut pas distinguer les imputations injustes des royalistes de celles qui étaient fondées. On se complaisait vers le milieu de 1790 à répandre dans Paris l'idée qu'il était temps de dissoudre l'Assemblée trop coûteuse à la nation. Cette opinion, jetée comme un os a ronger à l'envie, d'une population manquant de pain, pouvait être accueillie à l'egal d'une motion patriotique ; nous savons tous aujourd'hui si l'insinuation était adroite. On croit que Marat l'extravagant va se hâter de la propager par la voie de son journal, puisqu'elle le débarrassera de ses ennemis ; que peu lui importera l'injustice du prétexte, pourvu que ce prétexte conduise au but. Rien de tout cela, car [201] Marat sait qu'il ne faut jamais compromettre l'avenir au profit du present, et qu'un tel acte entraînerait les plus graves conséquences. « Non, mes chers amis, écrit-il, vous n'êtes pas assez dépourvus de sens pour vous laisser tromper par de plats gueux payés pour vous pousser à la révolte. Ces coquins-la, ne cessent de crier contre les dépenses de l'Assemblée nationale , mais les avez-vous entendus crier contre les dépenses de la cour ? Non. C'est qu'ils en profitent. Vous savez que les députés n'ont chacun que dix-huit livres par jour ; ce qui est peu de chose pour leur entretien et l'indemnité des torts que leur fait l'abandon de leurs propres affaires, pour s'occuper à vous rendre heureux. Sachez encore que les douze cents députés, payés fêtes et dimanches, ne coûtent à l'État que 8,884,000 livres, c'est-à-dire le quart environ de ce que coûte le roi, qui n'est bon à rien qu'à chasser, manger, boire et dormir... Elle ne coûte, pendant une année entière, que ce que lui coûtaient les maisons des frères du roi... Elle ne coûte pas à la nation ce que lui coûtait un petit voyage à Fontainebleau... Elle ne coûte pas le quart de ce que lui coûtait l'une des catins favorites du vieux pécheur Louis XV ;... ce que la cour dépensait dans une seule fête, ce que la reine envoyait chaque mois à son frère l'empereur, ce qu'elle donnait chaque bail aux Polignac, ce qu'elle perdait au jeu dans le carnaval. » (L'Ami du Peuple, N° 277.)

Si sa pénétration le mettait en garde contre les perfidies royalistes, son bon sens ne l'éloignait pas moins des extravagances patriotiques.

Audouin, dans son journal universel, recommandait, comme un moyen d'aplanir tous les obstacles que mettait le ministère à l'achèvement de la Constitution, celui de suspendre le pouvoir exécutif, pour être rétabli quand tout serait fini : c'était la contre-partie de la motion royaliste. On verra si Marat, à cette époque, avait lieu de se plaindre de cet autre pouvoir, combien de fois il en avait dénoncé les criants abus, combien de fois il en avait traduit les membres à la [202] barre de la nation ; mais il ne concluait pas de l'abus à la dissolution, comme il est si facile de le faire et toujours avec succès devant une multitude mécontente et imprévoyante. Marat donc répond au patriote Audoin : « Je ne comprends pas cela. Qu'est-ce qu'un pouvoir dont l'État peut se passer pendant quelques années, sinon une pièce parfaitement inutile à l'organisation politique, comme une cinquième roue à un char ? Mais est-il bien vrai qu'on puisse jamais suspendre le pouvoir exécutif sans jeter l'État dans une anarchie complète : car de quoi servent les lois qu'on ne fait pas exécuter ? Ce moyen tant vanté n'aurait donc pas d'autre effet que d'opérer la dissolution de la société.

« Pour remédier à tous les désordres, il ne s'agit pas de suspendre le pouvoir exécutif, mais de le renfermer dans ses vraies limites, après l'avoir sagement réparti aux différents corps de la machine politique, puisque chacun de ces corps doit en avoir une branche pour faire exécuter ses déterminations : le pouvoir législatif, ses décrets ; le corps administratif, ses ordonnances ; le corps judiciaire, ses jugements ; le corps militaire, ses règlements ; sans cela la machine politique serait paralysée. » (L'Ami du Peuple, N° 278.) Voilà Marat surnommé l'anarchiste. Il veut décentraliser le pouvoir pour lui ôter sa puissance oppressive ; mais il ne veut pas l'abolir entièrement, parce qu'il faut des règles ou des lois dans une société, et qu'une loi sans force pour la faire exécuter n'est qu'une duperie.

On comprend que nous ne puissions pas dans cette étude citer tous les exemples ; on ne nous déniera pas que ceux-ci ne soient pris dans les opinions les plus brûlantes ; mais on avait intérêt à répéter que Marat extravaguait, afin que le peuple ne prit pas au sérieux ses conseils, afin que la postérité n'y recourut pas. Il en a été de l'Ami du peuple, par rapport à la politique, comme des milliers de malheureux qu'on a fait jeter dans les cabanons de Bicêtre pour le crime irrémissible d'avoir eu trop raison. Mais la politique du fou [203] est encore consignée dans ses livres ; qu'on la juge et qu'on prononce !

Un autre reproche, fondé cette fois mais non moins injuste en bonne logique, est journellement adressé au journaliste. « Il se répéte à chaque instant, » dit-on. S'il revient sur le même sujet, c'est que sans doute on ne l'a pas écouté. Alléguera-t-on que l'objet n'en valait pas la peine ? Qu'on cite, en ce cas, une seule question si peu importante que l'écrivain n'ait pas dû s'y arrêter, jusqu'à ce qu'elle ait été bien comprise.

Il se répète ! Les principes de la vraie politique sont-ils si nombreux, qu'on puisse tous les jours en offrir une nouvelle série. Mais je vous comprends : vous voudriez que le journaliste, au lieu de revenir sans cesse sur ces questions subversives de ce que vous appelez les idées d'ordre, vous apprit chaque jour du nouveau, c'est à dire qu'il se fit nouvelliste. Vous référez l'anecdote piquante aux discussions de fond, le trait scandaleux à l'exposition réitérée des principes ; en d'autres termes, vous voudriez Marat moins sérieux, moins pressant, moins convaincu, prenant sa tâche moins à coeur ; je vous comprends, vous dis-je.

Ce que nous avançons de l'importance des questions maintes fois soulevées par Marat est si vrai, que tout lecteur peut facilement en faire l'épreuve. Qu'il ouvre le journal au hasard, qu'il lise attentivement le numéro qui lui tombera sous la main, il sera tellement frappé de la gravité de la question qu'il se sentira entraîné à poursuivre la lecture d'une feuille si indispensable, si palpitante d'actualité. Cependant qu'il la poursuive ; qu'il dévore cinq, dix, quinze numéros, et la fatigue le prendra. Pourquoi ? C'est que l'auteur aura été obligé de revenir, comme journaliste, sur des points déjà discutés, points sur lesquels il ne lui aurait pas été permis de s'appesantir une seconde fois dans un livre , mais qu'il a dû traiter à nouveau dans un journal, dans une feuille qu'on parcourt aujourd'hui et qu'on [204] oublie demain pour la reprendre quelques jours après ; dans une feuille qui n'a pour but qu'un incessant enseignement de principes. Assistez à quelque cours qu'il vous plaira, et, à chaque leçon, vous entendrez le professeur rappeler les lois générales à propos de chaque application particulière. Le journalisme est un professorat, Marat considérait sa tâche comme un enseignement quotidien. Le reproche de se repeter peut-il lui être adressé de bonne foi, aujourd'hui qu'il est démontré que c'est l'ignorance, ou tout au moins l'oubli des principes, qui a perdu la Révolution ? Mais longtemps encore, pour la perpétuité des abus, on feindra de préférer Camille à Marat, la gazette au journal ; n'hésitons pas à le dire, on proclamera la supériorité du mot qui fait rire et n'engage à rien au principe qui nous crie : Lève-toi et combats.

S'il nous arrive de dire que Marat n'a point été écouté, si nous l'entendons lui-même exhaler cette plainte, il ne faut pas prendre trop à la lettre cette exagération du zèle patriotique ; c'est l'effet du désespoir du moment, d'une insatiable aspiration au triomphe de la liberté. Le fait est que l'infiltration révolutionnaire avait fini par pénétrer dans les intelligences les plus rebelles, les coeurs les plus inaccessibles ; l'eau tombant goutte à goutte avait percé le roc : le maratisme se faisait doctrine politique, et le maître ne devait cette victoire qu'à sa'persistance ; lui-même va constater le résultat : « La sainte doctrine de la résistance à l'exécution des décrets injustes commence enfin à, être annoncée par tous les écrivains populaires... Les Révolutions de Paris, le patriote Audouin en sont venus à nos principes ; quant à mon disciple, l'Orateur du Peuple, ce n'est pas le courage qui lui manque... J'ai tout fait pour pénétrer la nation de grandes verités ; une fois arrivée à ce point, alors seulement la Constitution deviendra ce qu'elle doit être, chaque fonctionnaire public sera remis à sa place, la justice régnera au nom des lois, l'État fleurira, et les Français seront libres et heureux. » (L'Ami du Peuple, N° 447.) [205]

Par une autre insinuation perfide, on a feint de confondre le journal de Marat avec toutes les publications ordurières ou extravagantes de l'époque : c'est à peine si l'on a fait à l'Ami du Peuple l'honneur de le comparer au Père Duchêne. Or, nous avons montré, au début de ce chapitre, quelles obligations morales Marat imposait aux journalistes ; disons comment il entendait qu'on rédigeât une feuille publique : « Quand on réclame contre l'oppression, il impose que ce soit toujours d'un ton grave, animé, pathetique, jamais plaisant. Les traits de la satire portent bien sur un tyran, jamais sur la tyrannie. Ces écrits ne servent guère qu'à serrer les noeuds de la servitude ; quand les gens sages ne les croiraient pas toujours exagérés, ces écrits n'en iraient pas moins contre leur fin. En amusant la malignité du peuple, ils le font rire de ses souffrances, ils diminuent son ressentiment contre l'auteur de ses maux, et ils le portent à souffrir patiemment. » (L'Ami du Peuple, N° 146.) Nous mettons au défi qu'on trouve un seul numéro dont le style contredise l'engagement. Pourtant je me trompe, il existe, en effet, dans tout le cours du journal un numéro où deux expressions grossières sont employées par initiales. En parlant de Lafayette, Marat écrivit : « Ce tartufe sans vergogne fait le J...-f..... » Mais la preuve que le rédacteur n'est pas coutumier du fait, c'est que, relisant sa feuille, il s'apercoit de l'expression qui lui est échappée ; aussitôt il ajoute en note : « Les lecteurs de goût me feront ici quelques reproches, ils diront et rediront sans cesse que ces épithètes ne sont pas du bel usage ; je sais cela comme eux ; qu'ils ouvrent mes oeuvres physiques et philosophiques, ils verront que le style noble et élevé ne m'est pas étranger. Mais c'est pour le peuple, et non pour les savants et les gens du monde, que j'écris aujourd'hui. Or, mon premier but est d'être bien entendu. » (L'Ami du Peuple, N° 321.) Il rétracterait le mot, s'il en connaissait l'équivalent ; mais il s'agit de Lafayette. Nous avons énuméré déjà bien des moyens infâmes [206] employés par le pouvoir contre une feuille qui était, à vrai dire, sa plus terrible ennemie. Il nous reste à parler de celui de tous qui a le plus nui à Marat : il s'agit de l'impression de faux numéros de l'Ami du Peuple, dans lesquels on exagérait toutes ses opinions politiques au point de les rendre révoltantes d'absurdité, d'atrocité, de contradiction. Dans l'un on voit Marat défendre le pouvoir ministériel, ou se déclarer partisan du duc d'Orléans ; dans l'autre il soutient une loi liberticide. Quel habile procédé pour lui faire perdre la confiance publique, surtout dans les mains de gens adroits ! A son retour de Londres en 1790, par exemple, il trouve son titre exploité par quatre folliculaires à la fois, écrit-il, fripons sans pudeur, qui ne craignent pas de prendre son nom et son épigraphe. M. de Clermont-Tonnerre ne dédaigne pas le rôle de faussaire de l'Ami du Peuple. Plus tard, et tour à tour, Bailly, Lafayette, Roland, auront recours aussi à la contrefaçon, par leurs agents, bien entendu : contre un ennemi politique tous les moyens sont bons. Voilà les écrits dont les adversaires de Marat extraient encore aujourd'hui des passages révoltants pour nous en faire maudire l'auteur. Le procédé est atroce, mais si facile !

Marat nous apprend lui-même comment nous pourrons reconnaître ces faux numéros : « Je préviens les lecteurs, amis de la liberté, qu'ils distingueront ma feuille des faux Amis du Peuple publiés sous mon nom, par cela seul que les auteurs sont des endormeurs qui prêchent toujours la paix, la tolérance des prêtres factieux, la patience aux outrages des fonctionnaires publics, la soumission aux lois bonnes ou mauvaises, l'obéissance aveugle des soldats à leurs officiers ; des endormeurs qui ont besoin de faire les prévarications et les conspirations des endormeurs du peuple, de l'Assemblée nationale, de la municipalité, des départements, de l'état major du général (Lafayette), sur lesquels je crie sans cesse haro en sonnant le tocsin ; des endormeurs qui ne clabaudent que contre les Jacobins, les sociétés fraternelles, le club des [207] Cordeliers dont je ne dis jamais rien, si ce n'est pour leur reprocher leur inaction et leur lâcheté. » (L'Ami du Peuple, N° 448.) Le meilleur moyen, le seul aujourd'hui encore, de distinguer les vrais des faux numéros, c'est de se pénétrer des principes de Marat et de rejeter comme faux tout ce qui en dévie, puisque dans tous ceux qui sont réputés vrais l'auteur ne varie jamais depuis le premier jusqu'au dernier. Si l'on nous demande la preuve que les autorités précitées étaient de connivence avec les contrefacteurs, c'est que ceux-ci n'ont jamais été inquiétés, malgré les réclamations de l'auteur ; à tel point que Marat en fut parfois réduit à se faire justice lui-même, c'est-à-dire à se présenter, suivi de commissaires de sections, chez les délinquants, pour y saisir les collections des faussaires.

D'autres fois, c'etaient les libraires qui, par spéculation, répandaient dans le public des contrefaçons de feuilles déjà parues, ou des imitations provenant de lambeaux d'articles pillés cà et là. Il est plus malaisé de reconnaître ces derniers ; mais aussi ce sont les moins dangereux, car la mauvaise foi ne peut pas s'en servir pour nous tromper sur le véritable esprit de l'Ami du Peuple. Au reste, le travail de M. Chevremont, mis à la fin de notre ouvrage, ne laisse plus de doute à cet égard ; il ne fallait, pour le réussir, rien moins que quinze années d'étude exclusive du journal, un ardent amour de la vérité, et la conviction républicaine que confondre les ennemis de Marat c'était concourir au triomphe de ses doctrines politiques.

Devons-nous ajouter que l'autorité se gardait bien de poursuivre ces pillards qui nuisaient aux intérêts du rédacteur : empêcher Marat de rentrer dans ses frais, c'était indirectement créer un obstacle à la publication. Les agioteurs, assurés de l'impunité, ne devaient pas se faire faute de ce trafic honteux mais lucratif, puisqu'à certaines époques le numéro se vendit un écu et même jusqu'à six livres. Un journaliste, un concurrent, Camille va nous en fournir la preuve. [208] Il écrivait au numéro 32 de ses Révolutions de France : « Le numéro du 28 juin s'est vendu comme du pain dans un temps de famine, et jusqu'à six livres la demi-feuille. J'espère que mes lecteurs me sauront gré de leur donner à si bon marché ce qui a coûté si cher, et d'insérer dans mon numéro la précieuse dénonciation du général Lafayette par M. Marat, surnommé le sapeur des journalistes, qu'on trouve toujours le premier à la brèche, et qui dit comme Bayard :

Le poste du péril est celui de Marat. »

Camille, ce jour-là, était plein de bonne volonté ; mais il prouve combien il connaissait peu Marat ; il le présente comme un audacieux démolisseur, seulement, un homme qui n'a jamais proposé le renversement d'une institution sans dire ce qu'il faudrait mettre à la place.

Le nombre des faux numéros a dû être considérable ; c'est encore à M. Chevremont qu'il faut recourir pour savoir qu'en penser.

Les contrefacteurs ne se contentaient pas de si peu ; ils faisaient encore imprimer de fausses brochures, de fausses lettres signées du nom de Marat. Le 18 septembre 1790, le journaliste écrivait : « Un fripon maladroit vient d'en imposer au public en publiant sous mon nom une Lettre au roi, ou l'Ami du peuple an Père du peuple... Il n'y a qu'un imbécile qui puisse me soupçonner de royalisme. Il me fait porter mes réclamations au prince contre mes persécuteurs ; c'est le dernier des hommes, après ses ministres, à qui je me serais avisé d'en parler... L'Ami du peuple voudrait voir tous les rois en tutelle et à la portion congrue. Je suis bien éloigné de demander au monarque le bonheur de la nation, moi qui le regarde comme son éternel ennemi. Louis XVI s'est couvert à mes yeux du sang des patriotes de Nancy, en applaudissant à leur bourreau (Bouillé) ; tant que je vivrai, je ne cesserai de lui en faire un crime. » (L'Ami du Peuple, N° 224.) [209]

Encore une fois, il n'est qu'un moyen de reconnaître les faux Marat : c'est de bien se pénétrer des principes repandus dans son Plan de Législation, dans son Offrande à la patrie et dans sa Constitution, qui ne voudrait en juger que par le style serait dupe de l'habileté des fourbes.

Un expédient dont la réaction se servit encore, c'était de gagner les ouvriers typographes pour les engager à glisser des erreurs dans la feuille. En novembre 1790, Marat, harcelé par la police, obligé de se cacher, s'écriait avec désespoir : « Le pauvre Ami du peuple ne sent le malheur de sa position que par l'impuissance de ne pouvoir chercher un imprimeur patriote. Depuis longtemps des ouvriers sans lumières et, sans civisme tronquent impitoyablement sa feuille pour s'epargner une heure de travail. Le dernier éditeur dont il s'est servi paraissait même vendu aux ennemis de la Révolution, du moins à en juger par la manière indigne dont il a mutilé les cinq derniers numéros. Lecteurs sensibles, si jamais votre sein fut déchiré par la douleur, vous pouvez vous former une idée des chagrins qui dévorent votre fidele défenseur. » (L'Ami du Peuple, N° 289.) Ses ennemis ne rougissent pas d'attribuer aujourd'hui ces erreurs à son ignorance ! Pourquoi faut-il qu'une mort prématurée l'ait empêché de mettre fin à un projet dont il avait commencé déjà l'exécution ? Il affirme que, dans la saisie du 22 janvier, on lui a pris cent quarante numéros de son journal, corrigés pour une seconde édition. (Appel à la nation.)

Ce n'est pas tout encore ; quelquefois la police, instruite d'avance du contenu d'un numéro, faisait arbitrairement saisir la feuille dénonciatrice aussitôt après le tirage. Marat en appelait aux tribunaux : ceux-ci, forcés par le public, rendaient un verdict de restitution ; mais l'effet que devait produire la révélation n'en était pas moins paralysé : le pouvoir avait atteint son but. D'autres fois encore, la police apostait au bureau des mouchards qui accaparaient, à prix d'argent, la feuille tout entière, et rien ne transpirait dans le public. [210] Hélas ! en armant son gouvernement d'une puissance illimitée ou mal contenue, le peuple ne soupçonne pas combien de maux il se prépare à lui-même et à ses défenseurs.

Venant aux persécutions de toutes sortes que Marat eut à souffrir, M. Michelet écrit du fond de son fauteuil : « En realité le péril était peu de chose. La vieille police de Lenoir et de Sartine n'était plus. La nouvelle, mal reorganisée, incertaine et timide, dans les mains de Bailly et de Lafayette, n'avait nulle action sérieuse. » (Histoire de la Révolution française, tome II.) Demandez à Danton, à Désmoulins, à Fréron, à cent autres tous réputés gens de courage par M. Michelet lui-même et contraints à s'eloigner, ce qu'il y avait à craindre après le massacre du Champ-de-Mars. Mais M. Michelet va plus loin : « La police de bonne heure rendit à Marat le service de le forcer de vivre caché, enfermé, livré tout au travail ; elle doubla son activité. Elle intéressa vivement le peuple à son Ami persécuté pour lui, fugitif, en péril. [Ibidem, tome II, page 396.) En vérité, on ne se contredit pas plus grossièrement ; « le péril était peu de chose, et cependant Marat persécuté était forcé par le pouvoir de vivre caché pour échapper à ce péril ! » Quos vult perdere Jupiter dementat : quand Jupiter rencontre un écrivain sans entrailles, de peur de contagion, il le prive du sens commun. Nous souhaitons à M. Michelet que la police ne lui rende jamais le même service.

Il fallait être Marat pour résister ; le fait est qu'il y laissa son aisance personnelle, la fortune de sa femme, son repos, sa santé, sa vie ; combien de temps encore l'ignorance du peuple, l'indifférence des egoïstes, l'injustice des ennemis de la liberté nous forceront-ils d'ajouter qu'il y laissa sa mémoire ?

L'importance du journal l'Ami du Peuple, l'influence qu'il exerça sur la marche des idées, ne sont-elles pas suffisamment dömontrées par le récit de tous les obstacles qu'on opposa à la publication ? S'arme-t-on aussi fortement [211] contre un ennemi imaginaire ? Il serait superflu d'insister.

Marat avait primitivement conçu le projet de cesser sa feuille quotidienne avec la Constituante, car nous lisons au numéro 546, à propos d'un plan d'économie rurale qu'il présente : « Avant de quitter la plume que j'ai consacrée depuis trois ans à la défense des droits de la nation et de la liberté publique, mon dernier regard sera pour le peuple pour lequel je n'ai pas craint de me faire anathème. » Mais les élections venaient de nommer à la Législative tant de gens qui lui paraissaient suspects sous le masque du patriotisme, qu'il aurait cru trahir la cause de la liberté dans un moment aussi critique, s'il eût déposé sa plume de journaliste. Il la reprit ; ce fut pur dévouement. Qu'avait-il, en effet, à y gagner ? Lui-même va nous l'apprendre dans une lettre empreinte d'une profonde tristesse, et qu'il adressait aux pères conscrits quelques jours après la déclaration précédente. « Comme il n'y a plus d'eau à boire à être homme de bien, comme il n'y a que les galères à gagner en défendant les droits de la nation, et la corde à craindre en disant de tristes vérités à M. Capet, l'Ami du peuple a l'honneur de vous donner avis qu'il est sur le point de renoncer à la folle entreprise de s'immoler au salut public pour ne plus songer qu'à refaire sa fortune, s'étant réduit à la besace dans la poursuite de ce projet insensé, ayant été même dévalisé chez quelques citoyens auxquels il avait demandé asile. » Voilà ce qu'il avait gagné, voilà ce qui l'attendait encore, s'il continuait son journal ; il n'hésita pas. S'il ne faut pas appeler cela dévouement, quel nom lui donnerons-nous ? Plutôt que de se résoudre à cet aveu, M. Michelet qui, comme on sait, a lu l'Ami du Peuple la plume à la main, affirme que « Marat gagna beaucoup d'argent par son journal, et vecut aisé. » (Histoire de la Révolution française, tome II, page 306.) Nous mettons l'historien au défi de prouver cette affirmation.

Mais c'est Marat qui parle de sa pauvreté, penserez-vous sans doute ; ne peut-il pas en imposer pour faire valoir ses [212] prétendus sacrifices ? A cela je réponds que le décret de la Convention par lequel la France s'engageait à purger les dettes de Marat, et les vingt-cinq sous, en assignats, qu'on trouva chez l'Ami du peuple à sa mort, attestent la vérité de la déclaration. Mais M. Michelet, qui a prévu la réplique, a soin d'écrire : « Marat vécut aisé, au jour le jour toutefois, au hasard d'une vie errante. » (Histoire de la Révolution française, tome II, page 396.) Le serpent n'a pas plus de replis en ses enlacements ; mais nous ne nous rebuterons pas, nous les dénouerons un à un, pourvu que le lecteur veuilie nous prêter l'assistance de son attention. Raisonnons donc cette fois encore. Si Marat gagna beaucoup d'argent et vécut au jour le jour, il faisait donc grande chère. Non, puisque l'historien avoue, dans le même livre, que l'Ami du peuple était sobre. Menait-il du moins un grand train de maison ? Pas davantage, puisque M. Michelet a encore écrit : Sa vie était simple ; écrire, toujours écrire. Jouait-il ? Aimait-il les fennmes ? Nous ferions rire nos lecteurs si nous insistions. Mieux vaut terminer ce chapitre en leur apprenant que la veuve de Marat appelait le journal l'Ami du Peuple « l'arsenal des principes vraiment révolutionnaires. » La suite de cette étude va prouver si la qualification était exagérée. [213]



Chapitre XI


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XIII


dernière modif : 19 Apr. 2001, /francais/bougeart/marat12.html